Les Boërs, humiliés et plus que jamais démontés par cette assurance servie par une formidable vigueur, se relevèrent avec ces gestes brutalement maladroits de chevaux abattus entre les brancards d’une voiture.
– Maintenant, écoutez-moi. Il est bien entendu, n’est-ce pas, que vous êtes dorénavant à mon entière discrétion. Je viens de vous donner un échantillon, très faible, d’ailleurs, de mon savoir-faire. Mon procédé pour entrer en matière a été un peu vif, j’en conviens, mais je n’avais pas le choix des moyens. Puis, enfin, je l’ai employé parce que cela m’a plu, et qu’il était, mieux que de longs discours, à la portée de vos cervelles.
Cornélis et Pieter firent entendre un grognement pouvant à la rigueur passer pour un assentiment.
– Je commanderai, et vous obéirez sans observation. Parce que je suis le plus fort, et aussi, le plus intelligent. Vous m’appartiendrez corps et âmes pendant un temps dont la durée sera subordonnée aux seuls événements, mais qui ne saurait être bien long.
» Votre existence à tous deux, et mieux encore votre intérêt, me garantiront votre fidélité. Car mon intention est de vous faire plus riches que vous n’eussiez jamais osé l’espérer.
Les faces brutales des deux rustres se déridèrent à ces derniers mots, et Pieter, en dépit d’une ecchymose bleuâtre qui gonflait son visage, ébaucha un sourire.
– On pourra s’entendre avec vous, gentleman. Car, si vous êtes en effet un peu vif, vous parlez d’or.
– Vous voulez dire de Diamant, mon camarade.
– Excusez ma curiosité, est-ce que vous penseriez aussi à la conquête du Trésor des Rois Cafres ?
On voit, par cette précaution oratoire précédant son interrogation, que Pieter commençait à s’humaniser.
– J’y pense si bien, répondit avec une sorte de condescendance hautaine l’inconnu, que je vous adjoins à ma personne pour entreprendre cette conquête. Vous serez mes lieutenants et je partagerai avec vous selon vos mérites et aussi selon mon bon plaisir.
» Oh ! vous pouvez avoir foi en ma générosité. Quelles que puissent être vos prétentions, elles seront encore dépassées.
– Eh ! bien, tope là ! s’écrièrent les deux colosses en s’avançant la main ouverte.
– Bas les pattes, garçons, interrompit rudement leur interlocuteur. Je n’aime pas les familiarités.
Un léger clapotement se fit entendre à ce moment derrière le mince rideau de verdure fermant l’îlot du côté du fleuve.
L’inconnu prêta une oreille attentive à ce bruit insolite dont il cherchait vainement à deviner la cause.
– C’est vous qui vous appelez Pieter, n’est-ce pas ? dit-il au balafré.
– Oui, gentleman.
– Prenez votre roër, avancez-vous jusqu’à la rive et inspectez minutieusement les environs. Si vous apercevez quelque chose de suspect, faites feu et repliez-vous aussitôt.
» Il serait véritablement trop absurde de nous laisser surprendre, comme vous l’avez été par moi tout à l’heure.
» À propos, la pirogue qui m’a amené, est amarrée de l’autre côté à une racine. Voyez si elle est toujours en place.
» Allez !...
Pieter encore tout engourdi, saisit son fusil, l’arma en appuyant le doigt sur la détente pour éviter le craquement de la batterie, et disparut sous la feuillée.
Il revint au bout d’un quart d’heure, et trouva Cornélis debout près de leur nouveau patron, tandis que le Révérend, affaissé sur le sol, lançait de tous côtés les regards d’un loup pris au piège.
– Tout est calme, gentleman. La pirogue est à l’endroit indiqué. Quant au bruit que nous avons entendu, je l’attribue à deux caïmans échoués près d’un banc de vase. Ils se sont retirés en m’apercevant.
– Bon. Voici des caïmans indiscrets qu’il sera nécessaire de surveiller.
» Je vous disais tout à l’heure que nous allions avant peu nous emparer du Trésor et en faire trois parts.
– Votre Seigneurie veut dire quatre... ce qui est beaucoup.
– Ma Seigneurie a dit et voulu dire trois. L’effectif de ma troupe se compose de trois hommes.
» Il y a ici quelqu’un qui ne sera pas admis au partage.
Le faux missionnaire releva brusquement la tête.
– C’est ce personnage que vous connaissez seulement sous le nom du Révérend, bien qu’il en possède un autre.
» N’est-ce pas, James Willis ?...
– Grâce !.... Pardon ! Sam, ne me tue pas.
– Silence ! quand je parle. Tu ne m’as pas reconnu, quand dernièrement je t’ai transporté avec ton compagnon à l’îlot de la grande cataracte. Il est vrai que j’avais pris soin de dissimuler suffisamment mon visage.
» Je me suis un moment demandé si je n’allais pas te casser la tête séance tenante. J’ai hésité pensant te retrouver plus tard. Bien m’en a pris d’ailleurs, puisque j’ai pu t’enlever tout à l’heure ce plan que tu dissimulais si précieusement, et grâce auquel je me fais fort de retrouver le Trésor.
– Comment, vous avez le plan ! gentleman, s’écria Cornélis tout surpris. Mais Votre Seigneurie sait donc lire ?
– Cornélis, mon garçon, vous avez la manie d’interroger. Il faudra vous en corriger, car je n’aime pas cela.
» Si vous n’y voyez que d’un œil, tâchez d’ouvrir consciencieusement vos deux oreilles et de vous le tenir pour dit.
» Oui pardieu ! J’ai le plan du missionnaire anglais. Il n’était guère difficile à moi de savoir que ce coquin l’avait dans sa poche, car vous vocifériez comme des hérons-butors au moment de mon arrivée. J’ai fait mon profit de cette indiscrétion impardonnable pour des gens qui, comme vous, êtes rompus à la vie d’aventures.
» Encore une fois, garçons, écoutez sans interrompre.
» Et maintenant, à ton tour, James Willis.
» Nous sommes de vieilles connaissances, n’est-ce pas, et tu te souviens du jour où nous nous rencontrâmes pour la première fois.
» J’étais matelot à bord du clipper Adélaïde qui se perdit sur les écueils du détroit de Torres. Un navire battant pavillon hollandais recueillit les trois seuls survivants qui mouraient de faim sur le récif. J’étais un de ceux-là.
» J’en suis arrivé depuis à me demander souvent s’il n’eût pas mieux valu que mes os desséchés fussent aujourd’hui incrustés dans la broussaille de pierres, car j’ai mené, à dater de ce moment, une singulière et terrible existence.
» Mais à quoi bon récriminer. Ce qui est fait est bien fait.
» Ceux qui nous sauvèrent étaient tout simplement des pirates écumant, pour leur propre compte, le littoral australien. Tu le sais d’autant mieux que tu étais un des commanditaires de l’association.
» Oh ! Je ne te reproche en aucune façon de m’avoir enrôlé bon gré mal gré parmi tes flibustiers. J’étais parfaitement libre de refuser et de rester sur le récif. Mais, j’étais jeune, je tenais à la vie... puis je devais posséder en naissant cette absence de préjugés qui a fait de moi Sam Smith le bushranger.
À ce nom redouté, les deux Boërs éprouvèrent un brusque tressaillement.
– Gentleman, un mot, demanda presque timidement Cornélis.
Smith fit de la tête un signe d’assentiment.
– Nous vous connaissons de nom et de réputation, et nous devons vous confesser, que nous avons jadis essayé de faire endosser à un Français, notre ennemi, la responsabilité de vos exploits.
– Oui, je sais cela. Ma prodigieuse ressemblance avec lui faillit bien souvent lui attirer des ennuis...