– Gentleman, je n’ai pas besoin de vous faire de protestations. Votre nom est pour nous la meilleure des garanties. Disposez de nous corps et âme, n’est-ce pas, Pieter ?
– Oui, répondit le Boër. Le gentleman n’avait pas besoin de nous assommer. Il lui suffisait de se nommer.
– C’est bien. Passons, interrompit le bushranger avec impatience.
» Tu m’entends, n’est-ce pas, James Willis ? Je retrouvai là, en ton aimable compagnie, William Harisson, mon ancien maître d’équipage, élevé à la dignité de second capitaine.
» William triompha sans peine de mes dernières hésitations. Son exemple et tes conseils firent bientôt de moi un sacripant accompli. Notre association fut rompue par un de ces incidents qui interviennent fatalement dans l’existence des forbans. Les uns furent massacrés après une lutte acharnée contre les matelots d’un croiseur ; les autres furent amarrés au bout d’une corde, pour l’exemple ; les derniers enfin, furent emmenés en Tasmanie.
» Je réussis à m’évader et je dus faire tous les métiers, sauf le bon. Après avoir été écumeur de mer, je devins voleur de grands chemins. Je fus, pendant plusieurs années, la terreur des mineurs australiens, jusqu’au jour où, empoigné par la police coloniale, je te retrouvai au milieu d’un lot de convicts internés près d’Hobbart-Town.
» Des hommes de notre trempe ne pouvaient longtemps rester ainsi sous la férule des argousins. Nous résolûmes de nous enfuir. Tu fus l’âme du complot. Tout était prêt. Nous allions être libres. Un misérable nous dénonça. Je reçus pour ma part cinquante coups de fouet. Il fallait que j’eusse l’âme chevillée aux flancs pour ne pas mourir, car le bourreau ne me ménageait guère.
Aussi, chaque fois que la terrible lanière bientôt rougie arrachait un lambeau de ma chair, je me jurais de découvrir l’infâme qui me replongeait dans l’enfer du bagne, et me faisait subir ce supplice atroce.
» Le traître avait été transporté sur un autre point du territoire, puis, bientôt gracié. Cette double faveur le désignait suffisamment à ses victimes.
Pendant les deux années que dura ma captivité, je vécus pour ma seule vengeance. Puis enfin, je réussis encore à m’évader. Il est bien difficile, je le répète, de garder en cage des rapaces de mon envergure. Je parcourus en tous sens l’Australie, semant partout la terreur, et cherchant mon ennemi avec l’âpre ténacité de ma haine inassouvie. Vains efforts, le coquin demeura introuvable. Les années s’écoulèrent, je revins en Europe, je fouillai les bas fonds de notre société de réprouvés. Rien. Je retournai sur le continent austral, sans que mon acharnement obtînt le moindre succès.
» J’allais désespérer, et croire de guerre lasse que ce personnage avait enfin rendu son âme au diable, son patron, quand je trouvai sa piste sur notre colonie du Cap. Ma surprise fut extrême, je l’avoue, bien que je ne sois pas facile à émouvoir, en le reconnaissant sous l’habit d’un prédicant. Il n’y avait pas d’erreur possible. Le drôle qui nasillait en évangélisant les noirs du Gricqua-Land-Ouest, était bien mon ancien compagnon de bagne, le traître qui m’avait vendu, James Willis, enfin.
– Grâce !... grâce !... bégaya le misérable plus affolé que jamais.
Le bushranger continua imperturbablement, sans donner d’autre signe d’émotion que l’accentuation stridente de certains mots.
– Maintenant, tu vas mourir... Lentement... Tout seul... de soif... de faim. Les insectes vont trouer ta peau... Les vers te dévoreront vivant. Le soleil desséchera tes yeux... fera bouillir ta cervelle dans ton crâne et tu appelleras, mais en vain, la mort trop tardive à venir.
» James Willis, tu sais comment se venge l’éléphant du crocodile, son ennemi acharné qui ne lui laisse aucune trêve. Il le saisit dans sa trompe, l’emporte dans un endroit isolé, l’enclave solidement dans une fourche d’arbre entre ciel et terre... Puis, il s’en va tranquillement et le laisse périr.
» Je te réserve le même supplice.
Le bandit, à ces mots déroula froidement la longue ceinture de laine rouge ceignant ses reins, en déchira trois morceaux et dit à Cornélis :
– Empoignez-moi ce drôle. Ne le serrez pas trop. Évitez qu’il vous griffe et vous morde. C’est une bête venimeuse.
Les dix doigts du géant étaient un rude bâillon et le Révérend fut bientôt, en dépit de ses ruades et de ses soubresauts désespérés, dans l’impossibilité d’opérer aucun mouvement.
Le bushranger lui attacha en un tour de main les jambes et les poignets, lui posa sur la bouche un bâillon agencé de façon à lui permettre de respirer tout en étouffant ses cris.
Puis l’enlevant dans ses bras d’athlète avec autant de facilité qu’il l’eût fait d’un enfant, il le déposa à deux mètres du sol dans les branches fourchues d’un arbre placé près du foyer.
– Adieu, James Willis, dit-il de sa voix ironique. Repens-toi si tu le peux.
» Et nous, camarades, allons à nos affaires.
Les deux Boërs, en dépit de leur proverbiale brutalité, étaient vivement impressionnés par le spectacle de ces farouches représailles. Ils allaient emboîter sans mot dire le pas à leur terrible compagnon, quand celui-ci s’arrêta brusquement.
– J’entends encore ce singulier clapotis qui nous a si fort intrigués tout à l’heure. Cela n’est pas naturel. Nous sommes épiés. Les caïmans seraient moins tenaces... à moins toutefois qu’ils ne sentent la chair fraîche, ce dont je doute.
» Suivez-moi.
Les trois hommes s’avancèrent lentement jusqu’au bord de l’eau, et aperçurent distinctement deux barres noires flottant sur la couche jaunâtre, lisse comme un miroir. Ces barres rigides longues de trois mètres environ, émergeant seulement de quelques centimètres, pouvaient être ou deux troncs d’arbres, ou la partie supérieure de la carapace de sauriens. Elles dérivaient doucement l’une derrière l’autre, sur la même ligne, comme si la première eût remorqué la seconde en produisant des cercles concentriques à peine visibles.
Smith épaula rapidement son arme et fit feu. La balle atteignit avec un bruit sec un des objets mystérieux, sans que l’oreille expérimentée des aventuriers ait pu distinguer si le projectile avait frappé un madrier de bois ou la substance cornée formant l’armature d’un caïman.
Aveuglés par la déflagration de la poudre, entourés d’un nuage opaque de fumée, aucun des trois compagnons ne put recommencer le feu. Chose étrange, les deux corps flottants opérèrent un brusque mouvement de retraite, avec ce bruit caractéristique de pagayes produit par les pieds palmés du caïman. Ils disparurent en un clin d’œil dans la ligne sombre formée par les arbres bordant le rivage.
– Ce sont bien des alligators, dit à voix basse Pieter quand tout fut rentré dans le silence.
– Ils n’ont pas plongé, répondit Sam Smith en laissant apercevoir malgré son calme, une certaine préoccupation.
– Mais, repartit Cornélis, s’ils n’ont pas plongé, ils courent droit à la rive. Vous avez une barque, gentleman, hâtons-nous. Peut-être arriverons-nous à temps.
– Vous avez raison. Go ahead !
Ils passèrent en courant près du Révérend qui râlait, sans même l’honorer d’un regard. Le bushranger mit la main sur la liane servant à amarrer sa pirogue, et qui était, on s’en souvient, attachée à une racine. Il hala doucement et poussa une épouvantable imprécation en n’éprouvant aucune résistance.
La légère embarcation indigène avait disparu. Il ne restait plus dans la main de l’aventurier qu’un tronçon rongé, effiloqué du câble végétal.
En dépit de toute leur ingéniosité, nul parmi eux ne pouvait attribuer une cause précise à cette rupture mystérieuse qui, en les privant de leur unique moyen de transport, les immobilisait sur l’îlot, jusqu’au moment du retrait des eaux.