II
Justice primitive. – La loi de Lynch. – Si le meurtre est un péché véniel, le vol est un crime qui ne se pardonne pas. – Les assises en pleine forêt. – Deux Français sans reproche au banc des accusés. – Nouvelle infamie de master Will. – Stupeur des deux amis en apprenant l’assassinat du mercanti de Nelson’s Fountain. – Qui sera pendu ? – Procédé infaillible employé par le président pour faire parler un témoin. – Le médaillon d’Albert. – Pas de sursis. – Condamnation sans appel qui doit être suivie de l’exécution. – Triste fin d’un bourreau volontaire.
– Voyons, il s’agit de préciser. Cet homme est-il un voleur, ou simplement un assassin ?
– Je n’hésite pas à l’accuser de ces deux crimes.
– Vous n’hésitez pas... je le veux bien. Mais, sur quelles preuves établissez-vous ces présomptions.
– Dites cette certitude.
– Nous verrons en temps et lieu. Nous sommes des juges, non des ennemis ; et nous voulons examiner sans parti-pris les arguments de l’accusation et ceux de la défense.
» Si la sentence que nous prononçons est terrible, en ce qu’elle est sans appel, puisqu’elle entraîne la mort immédiate, nous voulons être éclairés avant de statuer en notre âme et conscience.
» On a trop souvent accusé, non sans raison, je le reconnais, les hommes formant le tribunal du juge Lynch de se laisser aveugler par la passion, de commettre des abus de pouvoir irréparables et de frapper des innocents.
» Nous avons le droit d’être inflexibles, à la condition d’être justes ; n’est-ce pas, gentlemen ?
Un murmure approbateur accueillit ces sages paroles, et quelques bravos éclatèrent soudain.
– Vous m’avez, à l’unanimité, chargé de présider ces débats. Je veux être à la hauteur de cette pénible mission, et la remplir sans pusillanimité, comme sans emportement.
» Répondez, vous qui vous faites l’accusateur de cet homme, dites-moi sur quoi vous établissez votre certitude.
– Mais... gentleman, permettez-moi une observation qui a bien sa valeur. Nous sommes ici sur les terres de Sa Majesté la reine. Le pavillon anglais flotte sur le principal établissement et...
– Où voulez-vous en venir ?
– À ceci : que moi, fonctionnaire nommé par le Lord gouverneur, je ne puis reconnaître la compétence de ce que vous appelez votre tribunal.
– Pas possible !...
– Sans doute. Vous êtes pour la plupart des mineurs occupés à l’exploitation de claims diamantifères, en un mot, de simples citoyens n’ayant aucune qualité pour remplir, de votre propre autorité, les fonctions judiciaires et alors...
– Continuez, dit froidement le président.
– Je vous somme, au nom de la loi, d’avoir à me remettre l’accusé et son complice, afin qu’ils soient conduits au prochain chef-lieu de juridiction régulièrement établi, et jugés conformément à la loi.
Cette prétention souleva un véritable ouragan de cris et de blasphèmes. De tous côtés s’élevaient des protestations formulées dans un langage n’ayant rien d’évangélique, et d’une tournure beaucoup plus réaliste que parlementaire.
Le président laissa passer l’orage et reprit sans se départir de son calme.
– Vous me sommez au nom de la loi d’opérer en vos mains la remise des prisonniers, mais il fallait également vous emparer d’eux par le même procédé, et les arrêter vous-mêmes sans avoir recours à nous.
» En ce moment, ils ne vous appartiennent plus. Car, de deux choses l’une : ou ils sont coupables, et constituent par cela même un danger pour notre exploitation ; il faut donc nous en débarrasser. Ou ils sont innocents, et alors n’avons rien à redouter d’eux ; dans ce cas les mains qui se fussent levées pour les condamner, se tendraient fraternellement vers eux.
– Mais, ignorez-vous donc que, aussitôt après l’assassinat, j’ai quitté sans hésiter ma résidence, que je me suis élancé sur la piste de ces hommes, que pendant de longs jours, bravant les fatigues, la chaleur, la soif, la faim, je me suis attaché à leurs pas, les poursuivant sans trêve ni merci, pour arriver à leur faire expier leur crime.
– Cela prouve que vous êtes un détective intelligent et zélé. Vous êtes payé pour assurer la sécurité des travailleurs, et vous avez fait votre devoir.
» Que demandez-vous de plus ?
» Eh ! bien, je vais vous le dire. Vous êtes un ambitieux qui voulez profiter d’un crime, et bénéficier, pour votre avancement du sang versé par un misérable. Je vois percer le bout de l’oreille, monsieur le policeman.
» Ma foi, tant pis pour vous. Nous n’avons pas à entrer dans ces mesquines questions d’intérêt personnel. Nous sommes, de par notre propre volonté, constitués en tribunal, et nous allons juger, ne vous en déplaise. Si la culpabilité des accusés est parfaitement établie, vous serez largement récompensé. Toute peine mérite son salaire. Si, au contraire, ils se justifient, vous recevrez trente coups de fouet. On ne dérange pas impunément d’honnêtes travailleurs comme nous qui avons pardieu ! bien autre chose à faire.
– C’est bon, riposta le policeman furieux, je ne parlerais plus. Je refuse absolument d’articuler le moindre grief.
– À merveille. Mais comme nul ne peut se moquer du juge Lynch, je vais commencer par vous faire fouetter jusqu’à ce que vous jugiez à propos de sortir de votre mutisme.
» Puis, si votre langue ne se délie pas, ce sera un malheur pour vous, car vous serez pendu !
» Et vous, messieurs, veuillez vous asseoir. Vous n’êtes encore que des accusés. J’aurai pour vous les égards auxquels ont droit des hommes qui sont peut-être innocents.
Ces paroles dont la courtoisie n’excluait en aucune façon la fermeté, produisirent sur l’assistance une impression autrement puissante que les éclats de voix et les phrases ronflantes qui emplissent les prétoires où se tiennent les assises des nations civilisées. En outre, l’heure, le lieu, l’aspect du président improvisé, des jurés et des accusés, tout concourt à donner à cette scène un caractère d’étrangeté sauvage.
La nuit est sombre. Une vingtaine de torches formées d’un bois résineux, plantées en demi-cercle, brûlent en pétillant avec un flamme rougeâtre et fuligineuse. Cette lueur sombre éclaire fantastiquement les basses branches d’un banian monstrueux qui se projettent horizontalement, comme la charpente d’une coupole de feuilles. Debout, tête nue, se tient le groupe des mineurs du kopje Victoria. Pittoresquement vêtus de leurs haillons de travail, ils offrent un mélange inénarrable de plaids, de ponchos, de chemises rouges, de vestes, d’où émergent des faces tannées par le soleil, des bras aux muscles saillants comme des cordes, des poitrines brunies au grand air. Anglais, Péruviens, Allemands, Mexicains, Irlandais, Argentins, Australiens, Espagnols, Chinois même, fraternellement confondus, oubliant pour un moment leurs rivalités nationales ou leurs compétitions individuelles, oubliant aussi l’ardente convoitise et l’âpre labeur du diggin, écoutent, dominés par l’accent du président, comprenant, pour la première fois peut-être, que la justice primitive établie par John Lynch n’est pas la fête du sang, la rage de l’homicide, la farandole autour du cadavre.
Toutes ces figures énergiques, émaciées par le travail et les privations, reflètent les impressions les plus diverses, et tous ces yeux luisants, aux paupières éraillées par les poussières impalpables des daims, se portent tantôt sur les accusés, tantôt sur le président. Ce dernier leur fait face. Il est assis, le dos appuyé au tronc du banian, sur une énorme racine. C’est un homme d’une quarantaine d’années, qui porte haut sa tête au front puissant, fortement dégarni, et dont les traits flétris, mais superbes, disparaissent sous une longue barbe brune semée de nombreux fils d’argent. Nul ne sait son nom. On l’appelle l’Ingénieur. Probablement à cause de sa vaste érudition et des connaissances techniques dont il a fait preuve dans son exploitation. Il semble d’ailleurs jouir d’une grande influence, puisque ses compagnons de travail lui ont confié les redoutables fonctions dont il s’acquitte avec autant de tact que de fermeté.