Alexandre et Albert atterrés ne trouvaient rien à répondre.
Leur silence, leur émotion, produisirent une impression déplorable sur les mineurs jusqu’alors disposés en leur faveur.
– Mais, ce n’est pas tout, reprit master Will triomphant, quelque rusés que soient les criminels, ils ne pensent pas à tout et dans la précipitation qui suit l’accomplissement de leur forfait, il arrive souvent qu’ils laissent des traces indélébiles de leur passage.
» Tenez, monsieur le président, prenez donc ce bijou. Présentez-le à ces deux gentlemen et demandez-leur si par hasard ils n’en connaissent pas la provenance.
C’était un médaillon en or, auquel adhéraient encore les deux fragments rompus d’une fine chaînette du même métal.
Albert ne put retenir, en l’apercevant, une exclamation de surprise. Il le saisit aussitôt, l’ouvrit nerveusement et s’écria :
– Mon médaillon !...
Puis il resta quelques moments en contemplation devant l’adorable figure qu’il renfermait. Quelques mots de master Will l’arrachèrent à son extase. Le policeman souriait méchamment.
– Ainsi, dit-il au président, le gentleman avoue que ce bijou lui appartient réellement. Il connaît d’ailleurs le mécanisme secret servant à l’ouvrir, et les traits de la personne qu’il renferme lui semblent familiers.
» Eh ! bien, savez-vous où et quand je l’ai trouvé ? Je l’ai ramassé le matin du jour qui suivit le crime, à quelques pouces du cadavre du mercanti.
» Vous vouliez des preuves, n’est-ce pas ? Eh ! bien, jugez donc maintenant, et prononcez en votre âme et conscience.
Un tonnerre d’imprécations s’échappa soudain de toutes les poitrines, à ce coup de théâtre si habilement ménagé par master Will. La culpabilité des deux jeunes gens, quelque peu probant que fût l’argument, ne faisait plus aucun doute pour ces jurés, impressionnables comme de grands enfants.
– Silence, gentlemen, interrompit le président, paraissant douloureusement affecté de cette scène, et qui, moins nerveux que les diggers, semblait ne pas partager leur conviction.
» Mais, défendez-vous donc, messieurs, s’écria-t-il en se tournant vers les accusés. Vous appartenez à une nation généreuse, au tempérament de laquelle répugnent des crimes aussi infâmes. J’aime et j’estime les Français, je connais la France que j’ai servie avec dévouement aux heures lugubres de l’invasion. Je vous ai vus accourir tous au cri de la patrie en danger... j’ai admiré votre courage pendant la bataille, et votre fierté résignée aux moments douloureux de la défaite.
» Non, le sang qui a coulé pour une aussi noble cause ne peut mentir à ce point.
» Encore une fois, défendez-vous, messieurs ! C’est un frère d’armes, un Irlandais aujourd’hui sans patrie qui vous en prie.
– Mais, s’écria Alexandre d’une voix que l’indignation faisait trembler, regardez-moi donc bien en face, vous tous qui criez : À mort ! et qui croyez aveuglément les ineptes accusations de ce misérable policier que nous avons nourri fraternellement, secouru en mainte occasion avec dévouement, et qui nous doit plusieurs fois la vie.
» Ai-je l’air d’un voleur ou d’un assassin ! Vous qui fûtes mes compagnons de travail, avez-vous jamais trouvé, quoi que ce soit de répréhensible dans ma conduite pendant mon séjour avec vous ? N’ai-je pas toujours été un camarade obligeant, à la délicatesse duquel vous vous plaisiez à rendre hommage, et dont la moralité ne fut jamais suspectée ?
» Devient-on criminel du jour au lendemain, quand on possède comme moi des antécédents sans tache !
» Enfin ! mes dénégations ne valent-elles pas l’affirmation de ce personnage suspect, qui prétend appartenir au corps de la police coloniale, et qui, jusqu’à présent, n’a fourni aucune preuve de son identité.
» Qui nous prouve enfin, que ce bijou, appartenant à mon ami, a été effectivement trouvé près de la victime de ce mystérieux attentat. Ne pourriez-vous pas l’avoir dérobé pendant votre séjour avec nous, ou tout au moins ramassé au cours de l’expédition.
Les chercheurs de diamants attendaient avec une curiosité fiévreuse la réponse de master Will à cette véhémente apostrophe.
– L’accusé, répliqua-t-il de sa voix fausse, vous dit : Ai-je l’air d’un voleur et d’un assassin ? Je réponds : Oui, à ce puéril argument. Ne l’avez-vous pas tous pris pour Sam Smith le bushranger, ce bandit au nom duquel tremblent encore les mineurs australiens et africains.
» Quant à ma personnalité que l’accusé traite de suspecte, ceux qui l’ont connu à Nelson’s Fountain, se rappellent également m’y avoir vu dans l’exercice de mes fonctions.
– Je me le rappelle d’autant mieux, interrompit l’Américain, qu’il me souvient de vous avoir gentiment cassé une dent, un jour que vous vouliez m’empoigner comme un simple filou.
– À quelque chose malheur est bon, riposta philosophiquement le policeman, puisque grâce à cet inconvénient je ne serai pas suspecté de vouloir vous en imposer relativement à ma position sociale.
– Jolie position, grommela le Yankee.
– Je ne la changerais pourtant pas contre celle de ces deux Français.
– Hum ! ni moi non plus. Ils sentent diablement la corde.
– Mais, vous ne pensez pas à commettre une pareille iniquité, s’écria de nouveau Alexandre.
» En tout autre moment, que nous importerait la mort ! Mais aujourd’hui, il faut que nous vivions.
– Oh ! oui, rugit Albert d’une voix éclatante, vivre quelques jours, quelques heures seulement.
– Tenez, gentlemen, laissez-moi faire appel à toute votre loyauté. Mon ami vient d’être affreusement frappé dans sa plus chère affection. Sa compagne, enlevée par un bandit, implore son aide. Accordez-nous un sursis. Quelques jours. Puis, quand justice sera faite, quand l’infortunée jeune femme sera libre, nous viendrons nous constituer prisonniers. Peut-être aurons-nous alors à vous présenter des preuves de notre innocence.
» Je vous en donne ma parole d’honneur de Français et de gentilhomme.
Plusieurs mineurs, sincèrement émus pas ces chaleureuses paroles, firent entendre quelques bravos. Mais la grande majorité, ne comprenant pas ce qu’une semblable proposition renfermait de grandeur et d’abnégation, firent entendre un rire bestial. Puis, d’autre part, leur brutalité ordinaire reprenant le dessus, ils voulaient leur pendu. Peu leur importait, en principe, que ce fût le policeman ou les Français ; mais puisque le premier avait réussi à sauver sa tête, c’était aux autres à leur offrir la sinistre récréation de la dernière heure.
Le président, bien qu’il fût persuadé de l’innocence d’Albert et d’Alexandre, vit que tout était perdu. Il essaya pourtant d’obtenir un sursis, quelque bref qu’il pût être, espérant quand même un évènement imprévu susceptible de modifier la situation.
– Gentlemen, dit-il, après avoir réussi à obtenir le silence, laissez-moi ajouter un mot. Vous m’autorisez, n’est-ce pas, à résumer les débats. Eh ! bien, je vous déclare que de part et d’autre il faut un supplément d’enquête. Votre conviction ne saurait être ainsi établie par...
– Si !... si !... Les Français sont coupables. Qu’on les pende ! séance tenante.
– Mais, demain !...
– Demain ne nous appartient pas.
» C’est tout de suite.
» Vous avez des cordes !...
» Oui !... oui !... des cordes.
» Qui grimpe sur le banian ? Voilà une potence toute trouvée.
– Moi !... non, ce sera moi.
Un groupe de diggers se rua près du tronc, en bousculant dans leur précipitation le président et les accusés. L’Américain s’arc-bouta le long du tronc, fit la courte échelle à un de ses compagnons qui escalada lestement les basses branches.
Pendant ce temps, Albert et Alexandre, saisis par des mains brutales, se débattaient avec toute l’énergie du désespoir, soulevant à chaque effort une grappe d’hommes vociférants et furieux.
Ils allaient succomber sous le nombre.
– Jetez-moi les cordes, hurla d’une voix rauque l’individu qui, perché sur la branche, revendiquait le sinistre hommage de préparer l’instrument du supplice.
– Voilà ! lui cria-t-on d’en bas.
Le misérable étendait la main pour saisir à la volée la corde qu’on lui lançait, quand on le vit, à la lueur des torches, porter la main à sa gorge, et pousser un râle étouffé. Il fit de vains efforts pour conserver son appui, oscilla deux ou trois fois, et s’abattit lourdement sur le sol.
Un cri d’épouvante échappa à ses camarades, en voyant enroulé autour de son cou, un serpent bleu d’acier dont les anneaux l’entouraient comme un câble de métal, pendant que la gueule du monstre, largement ouverte, se collait à la peau avec une sensualité hideuse.
En même temps, le sifflement métallique du pickakolou en fureur se faisait entendre sous les feuilles du géant végétal.