Supposant, avec juste raison, que les trois amis doivent se trouver aux environs du kopje Victoria, il prend la résolution de jouer son va-tout. Il s’abouche avec les mineurs restés fidèles au rude travail des claims, les édifie sur ses qualités, se pose en homme indispensable, joue au libérateur, parle de la sécurité menacée, des intérêts compromis, et réussit à former un corps de volontaires destinés à réprimer le brigandage.
Les éléments de cette mesure préventive, excellente en elle-même, lui furent fournis d’autant plus volontiers, que la présence de Sam Smith avait été récemment signalée aux environs du Champ de Diamants. Les policemen amateurs s’engageaient à fournir, par semaine, chacun un nombre d’heures déterminées, pendant lesquelles ils seraient jour et nuit à la disposition de master Will, qui s’était modestement attribué les prérogatives de chef suprême. Ces préliminaires furent l’affaire de quelques jours pendant lesquels les fonctions du nouveau corps de police furent une véritable sinécure. Ces braves gens tout à la ferveur d’un néophytisme récent, ne demandaient qu’à s’employer activement.
L’occasion ne se fit pas attendre. Master Will qui leur faisait battre les buissons pour les tenir en haleine, avait machinalement accompagné jusqu’à leur premier campement les diggers conduits par Cornélis et Pieter à la conquête du trésor. Il allait les ramener à l’établissement, quand les trois Français, guidés par leur mauvaise étoile, furent rencontrés par les volontaires au moment où ceux-ci venaient au secours des mineurs que Klaas avait si fort malmenés.
On se souvient comment master Will, dont ils étaient en droit d’attendre au moins un peu de reconnaissance, les fit empoigner comme de vulgaires scélérats.
Joseph s’échappa, Zouga le suivit, le Bushman disparut dans la bagarre pendant qu’Albert et Alexandre, indignés, étaient conduits au diggin. Leur affaire s’intruisit avec la rapidité que comporte cette primitive procédure, puis, il fut décidé, pour ne pas perdre de temps, qu’ils seraient jugés la nuit suivante. On fit choix d’un emplacement suffisamment éloigné de la tente où le publicain débitait ses drogues incendiaires, afin que les juges improvisés fussent, au moins pendant la durée de leurs fonctions, soustraits aux influences désastreuses de l’alcool.
C’est alors que, au moment où tout semblait perdu pour les infortunés jeunes gens, se manifestèrent simultanément les dramatiques événements auxquels ils durent un salut inespéré.
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En dépit de l’obscurité, la pirogue, sous l’impulsion vigoureuse du Bushman et de Zouga, remontait rapidement le cours du Zambèze. La légère embarcation, traînant à la remorque les bizarres canots en usage chez « ceux de l’alligator » côtoyait, ainsi que nous l’avons dit, la rive du fleuve, sans quitter la zone des eaux mortes, c’est-à-dire qui échappent à l’action du courant. Joseph, accroupi à l’avant, servait de pilote et empêchait doucement, avec un long bambou, l’avant de s’embarrasser dans les nombreuses découpures du sol, formant sous les arbres enchevêtrés de lianes, de capricieux festons. Cette « nage » silencieuse des deux noirs bateliers se prolongea quelque temps dans un profond silence, quand Joseph fit entendre un sifflement doucement modulé. Le Bushman et Zouga stoppèrent derrière une épaisse broussaille s’avançant en promontoire, et pouvant servir d’abri à la pirogue.
L’horizon commençait à blanchir, des buées légères s’étalaient sur les eaux que piquaient encore les étoiles de lueurs tremblotantes, les perroquets jetaient déjà quelques notes discordantes, les martins-pêcheurs lançaient leur cri rapide, incisif, et les hippopotames repus regagnaient lourdement le plus profond du fleuve. Le jour allait paraître.
– Eh ! bien, demanda à voix basse Albert, sans souci de la rosée ruisselant en gouttes serrées de sa face et de ses habits, approchons-nous ?
– Impossible d’aller plus loin, monsieur Albert.
– Pourquoi ?
– Le gavache, il veille certainement dans son chariot transformé en bateau et à moins de risquer d’attraper un lingot de plomb.
– Es-tu bien sûr de l’endroit, au moins ?
– Je suis venu hier jusqu’ici. Tenez, la preuve que je ne me trompe pas, voyez cette liane à laquelle j’ai fait un nœud.
– Et le dray de ce misérable se trouvait non loin d’ici ?...
– À cinq cents mètres environ !
– Cinq cents mètres !... Et me voir ici incapable de rien tenter. Être privés de nos armes, après avoir été immobilisés vingt-quatre heures par cet ignoble policier.
– Du calme, mon cher Albert, interrompit Alexandre de sa voix affectueuse. Nous avons miraculeusement échappé aux périls d’une situation désespérée, nous touchons au but, je t’en prie, fais appel à ton énergie ; repose-toi quelques moments, car nous aurons avant peu besoin de toutes nos forces.
– Eh ! c’est cette immobilité qui me tue. L’angoisse me dévore.
– Pauvre ami, crois-tu que nous ne prenions pas une part fraternelle à ta peine, que ton infortune ne soit pas la nôtre.
– Tiens ! vois-tu, je ne sais ce qui me retient d’arracher une branche d’arbre, de m’en faire une massue et d’aller me ruer comme un furieux sur cette prison où gémit la pauvre chère créature que je n’eusse jamais dû quitter.
– La douleur t’égare.
– Après tout, nous sommes cinq, et ce coquin est probablement seul.
– Nous sommes cinq, c’est vrai ; mais que peuvent nos mains désarmées, quelque vaillantes qu’elles soient, contre cette forteresse, dans laquelle notre ennemi se rirait de nos efforts inutiles.
» Mais, avant d’avoir même accompli la moitié du trajet, le misérable nous aurait canardés à loisir...
– Et madame Anna n’aurait plus personne pour la délivrer, interrompit fort judicieusement Joseph.
– Tandis que nous allons pouvoir, pendant le jour, reconnaître l’état des lieux, combiner notre expédition, dresser nos batteries, et attendre la nuit pour opérer avec toute la certitude désirable.
» Notre nouvel ami l’Ingénieur nous a promis des armes, Zouga se rendra, un peu avant minuit, au lieu indiqué. Il opérera dans la pirogue son voyage d’aller et de retour. Nous l’attendrons à terre le plus près possible du point où nous devons attaquer.
– Mais si l’Ingénieur ne peut pas remplir sa promesse ; mais si un incident quelconque retarde le retour de Zouga.
– Eh ! bien, il fera nuit. Nous aurons la suprême ressource de nous jeter sur le wagon, sans autres armes que des cailloux roulés par les eaux du fleuve, ou, comme tu le disais tout à l’heure, des branches arrachées aux arbres.
– Caraï, s’écria Joseph, vaincre ou mourir. Je ne connais que ça, vous aussi, n’est-ce pas, monsieur.
» Raje de Dios !... Le Boër, je veux déchirer avec mes dents un morceau de sa peau, quitte à mourir enragé.
» Té ! voici le jour. Salut au soleil levant !
Un brusque mouvement de Zouga fit osciller violemment la pirogue, bientôt remise dans son aplomb par un habile coup de pagaye.
Le Bakouéna poussait en même temps un sifflement étouffé pour inviter ses compagnons au silence.
– Qu’as-tu donc, mon camarade, interrogea Alexandre à voix basse.
– Pssstt !... fit de nouveau le noir en retirant du fleuve sa pelle de bois, à laquelle il fit opérer un singulier mouvement.