Nos trois Français, au contraire, s’élancent en plein pays inconnu, sans provisions, avec des armes qu’un de ces accidents bien connus des chasseurs, peut mettre hors de service, et des chevaux que la mouche tsé-tsé, ce fléau de l’Afrique Australe, peut tuer en quelques heures. Comme l’avait fort bien constaté le chef de la horde rencontrée sous le baobab, ils ne possèdent pas le dray, cette maison roulante où le voyageur trouve un abri contre les intempéries, et renfermant, chose essentielle, ces objets de pacotille, destinés à acquitter le droit de passage sur les différents territoires.
Il est en effet à remarquer, combien les noirs potentats des multiples régions africaines, se montrent jaloux de l’inviolabilité de leurs domaines. Non pas qu’ils soient outre mesure féroces, – je parle surtout de ceux compris entre l’Équateur et l’extrême Sud, – et qu’ils refusent systématiquement de recevoir les explorateurs, mais, ils savent très bien subordonner la faveur du transit à l’acquittement d’impôts parfois très onéreux.
Combien d’explorateurs furent ainsi immobilisés, pendant de longs mois, aux frontières de ces tyrans naïfs et cupides. Levaillant, Gordon Cumming, l’illustre Livingstone lui-même, Anderson, Chapman, Baines, Baldwin, Erskine, Button, et plus récemment, le commandant Cameron, ne durent-ils pas souvent, à bout d’arguments et de ressources, modifier leurs itinéraires, pour contourner, au prix de nouvelles fatigues, ces terres inhospitalières. Un seul a pu s’affranchir par la force de ce droit de péage, c’est Stanley. Mais, Stanley, en semant de cadavres la route de Zanzibar au Congo, a gravement compromis l’œuvre de la conquête pacifique de l’Afrique Équatoriale. Et que l’on ne croie pas qu’en émettant cette opinion, je cède aux rancunes d’un Français contre cet Anglo-Américain dont l’inqualifiable conduite à l’égard de notre vaillant compatriote Savorgnan de Brazza, a soulevé l’indignation générale ; mon avis, j’ose m’en prévaloir, était partagé par la plupart des géographes et des explorateurs sérieux de notre époque, bien avant la grossière incartade du correspondant du New-York-Herald. Quoi qu’il en soit, Anglais ou Américain, Stanley a eu tort au double point de vue de la science et de l’humanité. Si les droits de la science sont imprescriptibles, ceux de l’humanité ne le sont pas moins, et il ne saurait y avoir d’antagonisme entre eux. Quelle différence entre ces procédés de casse-cou, et ceux de nos dignes explorateurs français. Combien suis-je heureux et fier de le proclamer à la gloire de nos compatriotes. Si le Jack Britannique, si l’étendard étoilé de l’Union américaine, ont eu leur étamine rougie d’ineffaçables traces, jamais le pavillon tricolore n’a été souillé du sang des peuples primitifs. Rappellerai-je pour mémoire les Tasmaniens anéantis, les Australiens décimés, les habitants du Cap fusillés en masse, les Peaux-Rouges du Far-West appelés à disparaître, et mettrai-je en regard l’adoration des Hindous pour notre grand Dupleix, et la légende de Samuel Champlain, qui fut nommé le père des Indiens du Nord-Amérique ! Pourquoi ne citerais-je pas aussi ces noms, célèbres aujourd’hui, d’explorateurs contemporains qui tous, s’inspirant de si nobles exemples, arborent cette philanthropique devise : « Douceur, persuasion. » Cet intrépide Jean Dupuis, trouvant dans l’Extrême-Orient la route cherchée depuis trente ans par les Anglais, et conquérant pacifiquement dix millions de Tonkinois ; ce bon Soleillet, au doux profil d’apôtre, dont les bandits du Sahara vénèrent eux-mêmes le souvenir ; cet énergique Brau de Saint-Pol-Lias, s’implantant à Sumatra, et forçant l’amitié des farouches Malais ; Bayol, l’heureux explorateur du Foutah-Djallon ; Désiré Charnay, l’érudit qui nous rapporte du Mexique toute une civilisation ancienne ; de Brazza le vaillant qui nous a improvisé la colonie du Gabon ; Chessé, l’administrateur intègre qui nous a donné Taïti ; Alfred Marche et Achille Raffray qui ont enrichi nos collections d’histoire naturelle ; l’abbé Debaize, mort à la peine au bord du Tanganyika, et l’infortuné Crevaux, qui fut victime, ne voulant pas être bourreau. Ceux-là ne marchent pas en conquérants, avec des troupes nombreuses et bien armées ; ils n’offrent pas les produits de la civilisation sous forme de balles explosibles. Ils s’avancent en véritables messagers de paix et de progrès. S’ils tombent victimes de leur dévouement à la science, au moins n’ont-ils pas compromis le grand œuvre, bien au contraire, car le sang des martyrs est la rosée fécondante de l’idée !
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Pour être moins désintéressée, l’entreprise de nos héros, n’en est pas pour cela dépourvue de grandeur ni moins hérissée de périls. Ils veulent aller vite et traverser, sans trop d’avaries, cette région, défendue avec un soin jaloux contre les incursions des blancs. Double écueil, étant donnée leur pénurie. Mais, Albert de Villeroge, dont l’apparente insouciance cache un grand fond d’observation, a cru, en s’inspirant des relations de ceux qui ont exploré ces lieux, découvrir un procédé dont l’application devrait aplanir la plupart des difficultés.
– Vois-tu, disait-il à Alexandre, tout en se maintenant près de lui au petit galop de chasse, nous sommes en pleine saison sèche...
– C’est facile à constater. Les herbes ressemblent à de l’amadou, les feuilles sont complètement rissolées, et les pieds de nos chevaux soulèvent des tourbillons d’une poussière on ne peut plus désagréable.
– C’est parfait.
– Je ne m’en doutais pas.
– Tu vas voir pourquoi. Les bonnes gens qui habitent ce pays du soleil, n’ayant pas lu le bon La Fontaine, ignorent ce gracieux et instructif apologue intitulé La Cigale et la Fourmi.
– Je partage volontiers ton opinion.
– Ils n’ont pas songé à emmagasiner des provisions pour cette époque désastreuse, et n’ayant rien à mettre sous la dent, ils dansent devant le buffet.
– Nous pourrions bien, le cas échéant, leur faire vis-à-vis, dans ce quadrille qu’on pourrait appeler le quadrille de la fringale.
– Allons donc. Avec des armes comme celles que nous possédons. Ne pourrais-tu donc plus loger à cinquante pas une balle dans l’œil d’un éléphant, ou casser à cent mètres les reins à une simple antilope ?
– Je ne dis pas non.
– Eh bien ! nous arrivons ici comme pourvoyeurs de ces faméliques. Nous chassons. Comme des enragés. Nous leur entassons des collines de viande fraîche. Nous payons notre passage en nature. Nous leur emplissons la panse...
» C’est bien le diable si, à défaut de sentiment plus élevé, ils ne possèdent pas la reconnaissance de l’estomac.