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Sans quitter le manche de l’instrument, il dirigeait la partie plane horizontalement sur les eaux, comme s’il eût voulu arrêter au passage un objet invisible.

Cet objet, que les Européens ne pouvaient distinguer, n’avait pu, quelle que fût sa ténuité, échapper aux regards du sauvage. L’homme-alligator connaissait à ce point les cours d’eau de son pays, son œil était si bien adapté à la configuration de toutes les choses susceptibles d’être entraînées par eux, qu’il avait aperçu, de prime abord, un corpuscule d’aspect inusité tournoyant dans le remous.

Ses compagnons, pleins de confiance dans son instinct d’enfant de la nature, le laissaient faire, connaissant l’importance acquise, en de semblables conjonctures, par un indice en apparence insignifiant.

– Ah !... fit Zouga joyeux en levant doucement sa pagaye, qu’il tendit à Alexandre.

» Tiens, vois, continua-t-il en désignant au jeune homme un lambeau blanchâtre, très mince, un peu plus grand que l’ongle, aux bords irréguliers, et qui resta adhérent au bois presque aussi noir que l’ébène.

Alexandre saisit la pagaye, décolla facilement la « chose » si bizarrement retirée du fleuve, l’examina curieusement, la tourna, la retourna, la saisit délicatement entre le pouce et l’index, et ne put retenir une exclamation de surprise.

– Eh ! bien ? demanda Albert intrigué.

– Inouï !... C’est inouï, murmurait Alexandre sans répondre à la question de son ami.

– Cela me semble un morceau d’aile de papillon blanc, reprit le jeune homme.

– Ou encore un morceau de papier à cigarette, interrompit étourdiment Joseph.

– Mon cher camarade, répondit Alexandre, il y aurait quatre-vingt-dix-neuf à parier contre un qu’Albert a raison. Car si les ailes des lépidoptères ne sont pas rares en pareil lieu, le papier, fût-il du papier à cigarette, est une denrée passablement inusitée, non seulement sur les bords d’un fleuve de l’Afrique Australe, mais encore dans les eaux de ce fleuve.

» Et pourtant, quelque invraisemblable que paraisse le fait.

– J’ai deviné, n’est-ce pas.

– Vous vous êtes trompé sur la destination de l’objet, sinon sur sa nature.

– Ainsi, c’est bien du papier.

– J’en suis absolument sûr. Ce lambeau détrempé a été déchiré dans un feuillet de livre de petit format.

– Donne, dit Albert d’une voix brève, et en manifestant les signes d’une vive émotion.

» C’est vrai. Ton instinct de chercheur de piste, qui se développe de jour en jour au point de me stupéfier, ne t’a pas trompé. Ce morceau de papier porte de chaque côté des chiffres imprimés et encore visibles, bien que la pâte soit détrempée. Les nombres formés par ces chiffres se suivent. D’un côté, je lis 120, de l’autre, 121. Ils indiquent la pagination d’un livre au recto et au verso d’une feuille. Ce fragment a donc effectivement pour origine la page d’un volume. Ce volume, comme tu l’as dit, est de petit format, parce que le chiffre est très peu éloigné d’une lettre indiquant la fin de la première ligne, et de l’autre il est à peine distant d’un centimètre des côtés formant un triangle.

– Bravo ! J’ai vaguement entrevu tout cela, mais tu le détailles de façon à rendre toute erreur impossible.

– Je vais plus loin, reprit Albert en jetant de toutes parts des regards perçants, c’est qu’il doit s’en trouver d’autres dans un périmètre assez rapproché.

» Tu m’as compris, n’est-ce pas ?

– Peut-être. Mais, en somme, ce n’est qu’une présomption.

– Qui pour moi est une certitude. Pour qu’un morceau de papier suive le cours des eaux du Zambèze, qu’il soit assez peu désorganisé pour qu’on en reconnaisse la nature, il faut qu’on ait eu intérêt à l’y jeter, et cela, depuis peu.

– Depuis peu, je le veux bien, mais dans quel intérêt ? Pour quel motif ?

– Vous avez raison, monsieur Albert. Je comprends maintenant et nous devons bénir la sagacité de notre guide.

» C’est l’histoire du petit Poucet, avec cette différence que des morceaux de papier remplacent ici les petits cailloux.

– Parbleu !

– D’accord, reprit Alexandre. Je partage votre espoir à tous deux, bien qu’il puisse paraître illusoire. Mais je serais heureux de retrouver au moins un autre de ces morceaux.

– Cherchons. Vois-tu, mon ami, je m’accroche à cette dernière espérance. Anna est près de nous. J’en suis sûr. Mon cœur me le dit. La chère enfant, connaissant le but et le lieu de notre voyage, doit être instruite de notre présence. C’est elle, j’en suis certain, qui a semé sur sa route ces frêles indices de son passage, espérant qu’ils ne nous échapperaient pas.

» Le dray du Boër est, nous dit Joseph, à cinq cents mètres en amont de la broussaille qui nous abrite. Le courant a dû porter jusque-là les fragments arrachés par Anna.

On entendit à ce moment le bruit sourd d’un corps tombant à l’eau. Zouga, devinant les paroles de son ami le chef blanc, venait de plonger à pic pour reparaître doucement de l’autre côté de l’épais enchevêtrement de lianes et de branchages. Son absence fut courte. Sa bonne face noire émergea bientôt au ras de la pirogue, dans laquelle il se hissa lestement. Un vaste sourire dilatait sa bouche, qui s’ouvrit plus largement encore pour laisser passer trois petits lambeaux de papier qu’il avait recueillis au milieu des flocons d’écume.

Il les étala sur la paume de sa main, et les trois amis purent constater que deux d’entre eux s’adaptaient parfaitement l’un à l’autre, comme les dentelures d’un jeu de patience.

– Eh ! bien, s’écria nerveusement Albert, n’avais-je pas raison. Es-tu enfin convaincu ?

– Autant qu’heureux de voir tes prévisions réalisées, mon cher ami. Ah ! pardieu, nous ne marchons plus en aveugles et nous allons tailler ce soir une rude besogne au bandit !

– Ce soir ! Comme les heures vont être longues à venir ! Non, jamais je ne pourrai attendre jusque-là.

» Tiens, écoute-moi. Il faut un aliment à l’inquiétude qui me dévore. La rive est boisée. Je sais me couler dans la forêt comme un reptile en chasse. La marche à travers les herbes et les broussailles m’est à ce point familière, que je défie un Peau-Rouge de l’exécuter mieux que moi.

– Tu vas commettre une folie.

– Oui. Mais une folie raisonnable, qui m’empêchera de me ronger ici les poings et de me tourner le sang pendant toute la journée.

» Je vais partir accompagné du Bushman, qui portera son arc et ses flèches. Au moindre événement suspect, je me replierai jusqu’ici. Va, ne crains rien. Je serai prudent. Tu sais bien qu’il faut que je vive, et ne veux pas compromettre mon existence, trop précieuse pour la liberté de la chère prisonnière. Je vais donc opérer une reconnaissance du côté du wagon. Je mettrai deux heures à accomplir ce trajet de cinq cents mètres et autant pour revenir. Ces quatre heures d’activité me calmeront et je m’arrangerai de façon à rendre mon excursion fructueuse.

» Encore une fois, sois sans inquiétude. Je réponds de tout.

Alexandre et Joseph savaient qu’il était impossible de déloger une idée incrustée dans le crâne de fer de leur ami. Ils durent acquiescer bon gré, mal gré, et le laisser partir avec son sauvage compagnon.

Deux heures environ s’étaient écoulées, et le Catalan, accroupi à l’avant de la pirogue, essayait vainement de sommeiller en attendant le retour de son frère de lait. L’angoisse le tenait éveillé en dépit de la fatigue produite par les vaillants efforts accomplis pendant la nuit et la journée précédentes.