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Ce bruit singulier se produisait au pied même de l’arbre sur lequel Smith l’avait hissé, et son esprit, affolé de nouveau, évoqua le spectacle sinistre d’une invasion de serpents. Mais, non, les écailles des reptiles produisent sur les écorces un froissement particulier n’ayant aucune analogie avec ce qu’il entendait. En même temps une odeur pénétrante, toute particulière, montait lentement du sol et saturait les couches d’air imprégnées d’humidité.

Cette odeur fut une révélation pour le Révérend, qui reconnut aussitôt les émanations de l’acide formique, produit en quantité notable par certaines espèces de fourmis. Il frémit aussitôt en pensant au sort horrible qui l’attendait, s’il allait subir l’attaque des féroces hyménoptères. Non pas que l’acide qu’elles produisent soit dangereux, mais la plupart de celles qui habitent l’Afrique sont horriblement voraces, et leur nombre incalculable les rend particulièrement dangereuses. On a vu des animaux de forte taille, des chevaux, des bœufs, et jusqu’à des éléphants blessés qui, se trouvant sur le passage d’une colonne de fourmis, ont été, en une nuit, dévorés par des millions de mandibules, au point de ne plus laisser qu’un squelette aussi net que ceux des musées anatomiques.

Le Révérend n’ignorait pas cette particularité. La force des émanations lui indiquait la quantité innombrable des insectes se mouvant dans l’ombre ; son horreur fut à son comble en pensant qu’il allait être disséqué tout vif.

Ne croyez pas, d’ailleurs, qu’il y ait dans ces faits la moindre exagération. Le docteur Livingstone a souvent rencontré de grosses fourmis, entièrement noires, auxquelles les indigènes donnent le nom de leshonya, et qui atteignent les dimensions de vingt-cinq millimètres ! Que l’on pense aux ravages pouvant être opérés par une armée compacte de leshonyas, couvrant parfois un espace de terrain long de trois ou quatre cents mètres, et large de cinquante, et l’on pourra se faire une idée de la terreur éprouvée par le misérable James Willis.

Un rugissement étouffé lui échappa soudain, sous le bâillon qui l’étranglait, en sentant ses jambes envahies par des milliers de pattes agiles. Puis un de ses pieds fut le siège d’une douleur lancinante, rapide comme celle que produirait la morsure d’une tenaille d’acier. Un lambeau de sa peau venait d’être arraché, la curée commençait.

Le Révérend se tordit furieusement et contracta, jusqu’à les briser, ses membres endoloris par les liens dont les nœuds inextricables avaient été combinés par Smith, auquel son ancienne profession de marin donnait une habileté particulière.

Les fourmis, excitées par le sang qui commençait à couler, multipliaient leurs attaques, et déchiraient avec la même voracité le cuir des chaussures, les chairs et les habits qui les couvraient. Le bandit fut en quelque sorte pris d’assaut par un essaim mouvant qui le couvrit de la tête aux pieds. Sa face, protégée par le bâillon, allait, avant peu, être mise en lambeaux, sa langue, ses joues, ses yeux allaient, pour ainsi dire, être émiettés, sans qu’il pût se soustraire à ces mandibules affairées qui le tenaillaient sans relâche.

La vengeance de Sam Smith allait-elle avoir cet épilogue épouvantable ? D’un geste machinal et pour reculer, inconsciemment, cet instant fatal, James Willis rejeta vivement sa tête en arrière et ramena, par un mouvement qui fit craquer ses articulations, ses deux mains garrottées devant sa face. Pendant une minute, les fourmis attaquèrent avec fureur cette masse qui s’interposait entre leurs mâchoires et cet épiderme plus délicat dont elles étaient avides de se repaître.

Tout à coup le Révérend poussa un cri farouche, en sentant ses poignets dégagés de leurs entraves. Il n’y avait pas d’illusion possible, ses deux bras venaient de reconquérir leur liberté d’action. La voracité des insectes avait accompli ce que les plus violents efforts n’eussent pu réaliser. Toutes ces tenailles animées avaient, en un moment, réduit en étoupe les lanières formant les menottes du supplicié.

Se voyant à moitié libre, il ne pensa plus qu’à arracher son bâillon, à dégager ses jambes et s’élancer dans le fleuve. Qu’importait la rencontre probable des caïmans, des hippopotames, des requins d’eau douce ou des serpents d’eau. L’essentiel était, pour lui, de se soustraire au plus vite à cette effroyable torture.

Il n’eut pas le temps de donner à ce projet un commencement d’exécution. L’arbre, sur la fourche duquel il était comme encastré, miné par l’inondation, oscilla violemment et s’écroula avec fracas.

Cet arbre, placé à l’extrême pointe de la langue de terre, portait une couronne touffue sur un tronc de moyenne grosseur. Sa chute fut provoquée sans doute par les efforts opérés par le misérable, qui complétèrent l’action désorganisatrice des eaux. Par un hasard inouï, prodigieux, les branches tombèrent dans le lit du fleuve et perpendiculairement au courant. Ce plongeon brutal eut pour résultat de soustraire tout d’abord le Révérend au supplice atroce qu’il subissait. Son premier soin fut de se hisser, à la force des poignets, à une branche qu’il étreignit machinalement, afin d’éviter l’asphyxie. Enfin débarrassé de ce cauchemar horrible, soulagé par cette immersion bienfaisante, et osant à peine croire à tant de bonheur, il s’aperçut bientôt, avec terreur, que l’arbre, saisi par le courant, dérivait lentement d’abord, en tournoyant, pour s’avancer de plus en plus dans la direction des cataractes.

Il arracha brusquement son bâillon, et poussa un ignoble blasphème. Tout en se répandant en imprécations furieuses, il ne restait pas inactif, et, cramponné d’une main à sa branche, il tentait d’enlever, avec l’autre, les liens enserrant ses pieds. Au cas où il aurait pu réussir, il avait pour dernière ressource d’essayer de couper le fleuve en diagonale, ou de s’échouer sur un des îlots encombrant le lit du fleuve.

Décidément, la malchance s’acharnait après lui. Car, si d’une part les fourmis, inconscientes et capricieuses libératrices, avaient laissé ces liens dans leur intégrité, d’autre part, le contact de l’eau les avait à tel point resserrés, qu’il devenait absolument impossible d’en défaire les nœuds. Et le Révérend, désarmé par le bushranger, ne possédait même pas un couteau de poche pour les trancher. Enfin, pour comble de déveine, les îlots, submergés par la crue, avaient totalement disparu, et James Willis perdait tout espoir de voir son arbre s’accrocher à l’un d’eux.

Pendant ce temps, la vitesse du végétal devenu le jouet des flots croissait de minute en minute et atteignait des proportions vertigineuses. Il pénétra bientôt dans la région des brisants et se mit à osciller, à tanguer, à rouler follement. Arrivé près de la lèvre supérieure de la cataracte, il s’arrêta un moment, pivota deux ou trois fois, fut pris dans un remous, obliqua, fut saisi par un contre-courant, fila comme une flèche dans un canal latéral et disparut dans la faille. Le Révérend, aux trois quarts asphyxié par ces plongeons successifs, assourdi par le tonnerre des flots, glacé d’épouvante en percevant vaguement que l’instant fatal était arrivé, ferma les yeux et s’évanouit en se sentant rouler dans l’abîme.

VI

Résistance et fragilité de l’organisme humain. – Le Révérend doit la vie à une parabole qui n’a rien de commun avec celle de l’Évangile. – Dans la grotte de charbon. – Surprise. – La galerie souterraine. – Un magasin dans une oubliette. – Au milieu d’un bazar d’exploration. – Dépression dans le sol. – Cachette. – Que peut bien renfermer un baril à anchois enfoui dans un banc de houille. – Écrin de sultan ou cassette de nabab. – De l’or !... des diamants !... – Est-ce le dépôt de Sam Smith ?