L’organisme humain, si fragile dans ses éléments essentiels, au point que souvent l’incident le plus futile suffit à l’anéantir, possède parfois une vitalité réellement stupéfiante. Si un vulgaire courant d’air produit une pneumonie mortelle, on a pu voir des soldats frappés d’une balle en pleine poitrine, traversés de part en part, guérir sans complications et conserver plus tard une santé florissante. Un choc léger, une simple chute sur la tête, amènent des congestions se terminant fatalement par la mort, quand d’autre part des éclats de mitraille broyant une partie de la boîte crânienne, ont mis à nu le cerveau, sans faire périr les victimes de ces terribles mutilations. On pourrait multiplier les exemples à l’infini, sans empêcher pour cela le lecteur d’être étonné en apprenant que le Révérend étranglé par Sam Smith, étouffé sous son bâillon, déchiqueté par les fourmis, noyé au moment où l’arbre qui le portait s’abîma dans le Zambèze, et roulant, pour terminer la série, du haut de la cataracte Victoria dans la faille où s’engouffre le fleuve, se trouva, au matin, jouissant de toute la plénitude de l’existence. Logiquement, le misérable devait être assommé par la colonne d’eau, puis broyé sur les roches basaltiques à travers lesquelles elle s’élance avec un fracas assourdissant. Il échappa miraculeusement à cette double alternative, et fut vraisemblablement le premier être humain qui traversa vivant le lieu où s’élève en un tonnerre formidable la voix des Barimos.
L’incident grâce auquel l’aveugle destinée épargna l’existence du bandit était en vérité bien banale. On se souvient que les liens étreignant ses jambes, ayant été plus étroitement encore resserrés au contact de l’eau, il ne put délier les nœuds et qu’il se cramponna désespérément à son arbre, avec l’inconsciente énergie des noyés. Ce qui devait amener sa perte, assura son salut. L’arbre, ainsi que nous l’avons déjà dit, s’enfila dans une des cascades latérales séparées par des roches de la chute principale, et tomba comme dans un puits, au fond duquel tourbillonnaient les flots avec de rauques rugissements. Son épaisse couronne formée de branches solides, protégea le corps du Révérend contre le contact immédiat de la muraille basaltique et l’empêcha d’être réduit en bouillie. Ce n’est pas tout. Cette muraille, au lieu d’être à pic ou même en surplomb, comme la plupart de ses voisines, offrait un plan légèrement incliné, dans lequel bâillait une ouverture irrégulière, large de près de trois mètres et dont il était impossible de soupçonner l’existence, à moins d’accomplir l’exercice gymnastique auquel venait, bien à contre-cœur, de se livrer James Willis.
Par un hasard invraisemblable, la couronne feuillue, précipitée avec une force irrésistible par la colonne d’eau, fut projetée juste devant cette ouverture qu’elle obstrua un moment. Puis, le végétal tout entier retomba, la racine en l’air, au fond de la faille. Il y eut, au moment précis où l’arbre fouettait l’entrée de la caverne, un léger temps d’arrêt qui amena une décomposition de force. En raison de cette modification, les mains du bandit lâchèrent les branches qu’elles étreignaient et son corps, obéissant aux lois de la pesanteur, continua la parabole suivie précédemment par l’arbre. Cette parabole le conduisit au beau milieu de l’antre obscur béant à peu près à mi-chemin du fond de la chute. Il resta étendu jambes de ci, tête de là, sur un sol noirâtre formé de blocs irréguliers.
Sa syncope fut longue et quand il s’éveilla, trempé par les poussières aqueuses formant dans la grotte un épais embrun, le soleil faisait étinceler la cataracte comme une énorme coulée de métal. Nous laissons à l’ingéniosité du lecteur la faculté de deviner quelles durent être les pensées du misérable en se trouvant si inopinément au nombre des vivants, sa joie, son étonnement, sa stupeur. En un moment les dramatiques événements de la nuit se présentèrent devant ses yeux, avec toute leur lugubre intensité, puis, il se rappela l’instant où il s’évanouissait, en entendant mugir au-dessous de lui la colonne d’eau qui l’entraînait. Il refit lentement la synthèse des événements probables qui l’avaient amené en ce lieu, et somme toute, ses prévisions se trouvèrent pleinement réalisées.
Mais pour avoir échappé à un danger terrible, il n’était point à l’abri de nouvelles éventualités. C’est la réflexion qu’il se fit aussitôt avec autant d’inquiétude que d’à-propos.
– Voyons, se dit-il, en essayant péniblement de s’asseoir, il faudrait aviser aux moyens de m’échapper d’ici.
» Habitant des cataractes Victoria, ce n’est pas une position sociale, et ce séjour n’est rien moins que confortable. Commençons d’abord à inspecter notre nouvelle demeure.
» Il serait temps, en outre, de débarrasser préalablement mes jambes des entraves que ce gredin de Smith a multipliées comme à plaisir. En voilà un qui fera bien de ne jamais passer à ma portée, si j’ai le bonheur de remonter là-haut !
» Ces morceaux de roche noire feront bien mon affaire. Dans quelques minutes j’aurai sur eux usé mes liens, puis, je commencerai mon voyage d’exploration.
Il essaya de casser un de ces fragments en le heurtant rudement sur le sol, mais, à son profond étonnement, il s’éparpilla en miettes. Les prétendus rochers étaient des blocs de charbon de terre.
– Sacrebleu ! s’écria-t-il tout joyeux, est-ce que je me trouverais dans un boyau d’une de ces anciennes mines de houille exploitées jadis par les Portugais !
» Mais alors, je serais sauvé. Avant peu je pourrais retrouver la galerie principale qui doit affleurer le sol.
Une rapide inspection des lieux lui démontra son erreur. La grotte ne présentait aucune trace de travail humain. C’était une sorte de fissure produite vraisemblablement grâce au glissement d’une partie des terres ravinées inférieurement par l’action séculaire des eaux. Le banc de houille, moins résistant que les éléments voisins, avait naturellement cédé en formant une coupure large d’environ deux mètres.
Renonçant à trouver un morceau de basalte, il se mit incontinente dénouer ses entraves, et s’armant de patience, il y parvint non sans se retourner les ongles et sans proférer une violente série de jurons.
– Et maintenant, en avant ! dit-il après avoir laissé à son sang le temps de reprendre sa circulation.
Il s’avança en tâtonnant la muraille de droite, car l’obscurité devint bientôt complète. Peu à peu, le grondement de la chute s’affaiblit, et il ne perçut plus qu’un ronflement continu faisant vibrer les parois de sa noire prison. Dans la crainte de rouler dans une excavation béante sous ses pas, il ne portait la jambe en avant qu’après s’être assuré de la continuité du sol, ainsi que de sa solidité. Il accomplit de la sorte un trajet d’environ cent mètres, non sans une extrême fatigue, eu égard aux infinies précautions qu’il lui fallait prendre, ainsi qu’aux difficultés rencontrées à chaque pas. On comprend en outre qu’après une telle série de vicissitudes, son corps ne devait plus posséder la vigueur dont il avait jusqu’alors fait preuve.
Il avançait toujours machinalement, presque sans espoir, et comme poussé par un impérieux besoin de s’éloigner au plus tôt de l’abîme grondant derrière lui. La galerie naturelle aux anfractuosités de laquelle il se heurtait à chaque pas, en dépit des précautions qu’il prenait, fit tout à coup un brusque crochet, et un soupir de soulagement échappa au misérable en apercevant dans le lointain, une lueur blanchâtre tombant à pic sur le sol de la caverne. La lumière, c’était presque la vie ! Il marcha encore pendant un temps qui lui sembla horriblement long, puis, il se trouva dans une rotonde spacieuse, sorte d’oubliette creusée naturellement dans la veine de charbon, et recevant le jour par un conduit circulaire, au sommet duquel un coin du ciel se découpait en bleu foncé. Un faisceau de lumière assez intense pénétrait par cette espèce de cheminée, haute de près de dix mètres, et large de deux environ. Ses yeux habitués à l’obscurité purent, grâce à la conformation particulière de ce conduit, inventorier jusqu’aux moindres recoins de ce singulier réduit.