» Que dis-tu de mon idée ?
– Quelle est excellente, en ce sens que nous sommes débarrassés d’un bagage encombrant. Notre « vade mecum » se bornant à quelques kilogrammes de poudre, une quantité suffisante de balles, rien ne pourra gêner nos évolutions.
– N’est-ce pas que je suis dans le vrai ? Nous ne serons pas d’ailleurs les premiers à user du procédé. Baines l’a employé ; Chapman aussi. Baldwin s’en servait continuellement et s’en trouvait bien.
» Tiens ! Je crois que nous ne serons pas longtemps avant de le mettre en pratique. Vois-tu cette ligne mouvante de torses noirs qui s’avancent là-bas, près de ce mamelon ?...
– C’est vrai, répondit Alexandre en se dressant sur ses étriers.
» Allons-nous recevoir une aubade analogue à celle de notre digne prédicant ?
Sachant combien il est urgent de montrer de l’assurance aux noirs habitants de la grande terre africaine, les trois compagnons, loin de vouloir éviter la rencontre des nouveaux venus, piquent des deux et s’avancent au galop.
Ces derniers, bien loin de posséder la jactance et l’air vainqueur des membres de l’autre troupe, offrent au contraire le plus misérable aspect. Ils sont une centaine, hommes, femmes et enfants. Maigres, raboteux, la peau jaunâtre collée aux os, les joues creuses, ils semblent tous en proie à un mal étrange et terrible. La vue des Européens leur fait pousser des cris de joie. Ils forment rapidement le cercle, se prosternent humblement, puis portent la main à leur bouche et à leur ventre, avec ce geste si expressif, qui signifie dans tous les pays du monde : J’ai faim.
– Oh ! les pauvres gens ! s’écrie Albert navré de cette désespérante misère, mais ils agonisent.
– Parbleu, répond Alexandre, c’est bien le moment ou jamais de nous mettre en chasse, et de leur offrir les éléments d’un dîner dont ils ont un pressant besoin.
» Je crains, malheureusement, que le gibier ne soit rare. Quel pays désolé ! Le sol est fendu, l’argile en est cuite, le fond des sources est aussi sec que de la lave.
Un de ces infortunés possède quelques bribes d’anglais. Joignant la parole au geste, il implore les blancs. Ces faméliques sont les derniers survivants des habitants d’un village naguère opulent. Une querelle s’étant élevée entre eux et leurs voisins, on prit les armes de part et d’autre. Une lutte acharnée s’ensuivit, ils furent battus, leurs cases incendiées, leurs moissons ravagées. Pour comble de malheur, on est en pleine saison sèche. Le pays n’offre plus de ressources. Ils errent dans le bois à la recherche de racines, de baies, de fruits sauvages, de tortues, d’insectes !... Ils déterrent les grenouilles qui attendent la saison pluvieuse sous la croûte desséchée du sol. Triste et insuffisante restauration, car plusieurs ont déjà succombé aux tourments de la faim.
Leurs flèches et leurs sagaies sont trop faibles pour tuer le gros gibier qui se cache non loin de là. D’ailleurs, leurs ennemis veillent au bord de la rivière où viennent boire les éléphants et les rhinocéros, où s’ébattent les hippopotames.
Ils n’ont même plus la ressource de saisir, dans leurs nids, les petits oiseaux qu’ils font rôtir vivants avant que leurs ailes ne soient empennées... ceux qui sont plus forts s’enfuient hors de la portée de leurs « knobberries » ces espèces de gourdins noueux qu’ils lancent avec beaucoup d’adresse.
Les mots d’éléphants, de rhinocéros et d’hippopotames ont fait dresser l’oreille aux trois amis dont les instincts de chasseurs se réveillent soudain. Abattre un de ces monstrueux pachydermes, accomplir ce coup d’adresse et d’audace, réaliser ce rêve de tout Nemrod civilisé, faire en même temps une bonne action, il y a là une double tentation à laquelle ils ne songent pas un moment à se soustraire.
L’interprète s’offre à leur servir de guide. Ils acceptent avec l’empressement que l’on peut croire, et partent sans désemparer, après avoir remis à leurs serviteurs noirs leurs fusils de chasse, en échange de leurs carabines de gros calibre.
Après une heure de marche assez pénible, ils arrivent à la rivière presque desséchée où les grands fauves se désaltèrent d’habitude. Le désert finit tout à coup ; la grande forêt s’élève comme une muraille de frondaisons. Il ne faut pas penser à pénétrer à cheval au milieu de pareilles futaies. Les montures sont entravées et laissées à l’abandon. Le noir recommande le silence le plus absolu. Les éléphants viendront, à n’en pas douter, s’abreuver bientôt. On peut voir à des traces récentes que l’endroit leur est familier. Les tireurs se postent à plat ventre chacun derrière un arbre, chargent méthodiquement leurs armes, et attendent impassibles.
Leurs préparatifs sont à peine terminés, qu’un bruit comparable à celui que produit un train de chemin de fer en marche, se répercute au loin, sous la feuillée. Ce vacarme est d’autant plus caractéristique, qu’il s’accompagne d’une sorte de toux saccadée, analogue aux halètements de la machine. Il vient, à n’en pas douter, des sentes profondément défoncées qui aboutissent au cours d’eau. Albert de Villeroge, le plus rapproché, se lève lentement sur les coudes, et aperçoit, à cinquante mètres, un éléphant colossal. Alexandre, posté sur la droite, en compte bientôt huit autres qui traversent une clairière, en file indienne. À leurs formes puissantes, à leur stature monstrueuse, à leurs défenses énormes il reconnaît des mâles. Un neuvième, un peu moins gros, ferme la marche. C’est une femelle édentée, appelée cari kop – tête nue – par les Boërs.
Les intrépides chasseurs contemplent un moment, émerveillés, le spectacle imposant offert par ces géants s’avançant avec cette confiance que leur donne leur incalculable vigueur, marchant d’un pas lent et solennel, ébranlant le sol sous leurs pieds, et trouant le taillis de mimosas et de bauhinias, avec l’irrésistible propulsion d’un projectile. La déclivité du terrain conduisant à la berge exagère encore, s’il est passible, l’aspect fantastique de leurs masses gigantesques.
Alexandre attend le moment de faire feu. Complètement aplati sur le sol, les deux coudes repliés à angle droit, la carabine posée sur les deux mains et immobile comme sur un chevalet, il vise, comme dans une cible, le troisième pachyderme, entre l’œil et l’oreille, Albert, non moins brave, mais plus nerveux, se rappelle cette phrase caractéristique du docteur Livingstone : « Que celui qui veut chasser l’éléphant, se place au milieu d’une voie ferrée, qu’il écoute le sifflet de la machine, et attende, pour s’enfuir, que le train ne soit plus qu’à deux ou trois pas de lui, afin de savoir si ses nerfs lui permettent d’affronter le colosse. »
On conçoit en effet le danger que peut offrir la chasse d’un animal dont le pas de charge équivaut au galop d’un bon cheval et ne connaît pas d’obstacles, d’un géant qui déchire le fourré, renverse ou broie tout ce qu’il rencontre, déracine avec sa trompe ou écrase du pied – un pied dont l’empreinte porte deux mètres de circonférence – tout ce qui est susceptible de protéger son ennemi, et qui joint à cette vigueur terrible, un cri effroyable.
Le Catalan voit que les descriptions des maîtres ès vénerie sont parfaitement authentiques. Les propos de Levaillant, Anderson, Vahlberg, Baldwin, Delegorgue, n’ont rien d’exagéré. Sa position pour tirer est, en outre, exceptionnellement mauvaise. Il se trouve juste en face du premier éléphant dont il n’aperçoit que la tête et les jambes massives comme des piliers d’église. Si encore il pouvait entrevoir le poitrail de l’animal ! Il ne faut pas penser à le frapper en plein crâne ; autant essayer de trouer un blindage d’acier.