Il est vrai qu’il allait faire massacrer plusieurs centaines d’hommes pour devenir possesseur de quelques têtes de bétail. Mais qu’importait au bandit le sang versé, pourvu que sa cupidité fût assouvie. On a pu voir par ce qui précède, que non seulement les préjugés, mais encore les plus élémentaires notions de probité,[53] sont inconnus aux nomades blancs connus sous le nom de Boërs ; et Pieter, parmi ses congénères, pouvait passer pour un type accompli du genre.
Il fallait trouver un motif à cette déclaration de guerre. Pieter ne fut pas embarrassé pour si peu. Les indigènes, fort attachés aux séculaires superstitions de leurs pères, s’en allaient accomplir, à la cataracte des Barimos, ce pèlerinage que tout croyant doit exécuter au moins une fois en sa vie, à l’exemple des musulmans s’en allant faire à la ville sainte leurs dévotions au tombeau du Prophète. Le Boër résolut de faire servir à ses desseins cette naïve croyance, et cela lui fut d’autant plus facile que les terres en exploitation se trouvaient à proximité de Mosi oa Tounya. Il convoqua le clan des noirs pèlerins, les harangua chaleureusement, leur démontra que la présence des blancs constituait un outrage à leurs dieux, et que cet outrage était d’autant plus impardonnable, qu’ils fouillaient cette terre sacrée où reposaient les os des ancêtres ont la sépulture était à chaque instant violée. Le chef devait donc au plus tôt, dur enjoindre de se retirer, et s’ils n’obtempéraient pas, les contraindre par la force.
Les noirs écoutèrent avec une indignation mal contenue ces paroles incendiaires et donnèrent tête baissée dans le piège. Aucun n’eût osé, en principe, non seulement s’attaquer, mais encore résister aux blancs, même pour défendre leur liberté. Frémissants d’indignation, ils n’hésitèrent pas un instant, et se levèrent comme un seul homme à cet appel fait à leur fanatisme religieux.
De concert avec le chef, Pieter résolut d’attendre la nuit, afin, disait-il, de donner plus de solennité au sauvage ultimatum, mais, en réalité pour triompher plus facilement des mineurs fatigués par le travail de la journée ou abrutis par les excès alcooliques. Le gredin savait bien que la tente du publicain chômait moins encore que les daims. Enfin, pour compléter l’œuvre de cette infâme diplomatie de bandit, le hasard se mit de la partie. En attendant le moment décisif, le Boër, par une vieille habitude de coureur des bois, inspectait les environs du campement, quand il fit la rencontre de Caïman, le mangeur d’hommes.
On se souvient que le noir, ayant sous ses ordres toute une bande de pillards recrutés parmi le rebut des peuplades avoisinant le kopje de Nelson’s Fountain, avait suivi le Révérend et ses deux associés, comme le chacal qui espère ronger les os abandonnés par les grands fauves. Le pirate noir et le pirate blanc s’entendaient toujours à merveille. Moins ambitieux que ce dernier, Caïman ne rêvait qu’une bombance épique, un formidable régal de l’estomac. L’occasion s’offrait d’elle-même. Pieter, en tacticien prudent, voulait mettre tous les atouts dans son jeu. Or, si d’une part les Makololos réussissaient à anéantir les diggers, Pieter n’avait plus à redouter ses ennemis, mais il n’aurait pas ses bœufs. Si d’autre part les noirs étaient repoussés par les mineurs, le dit Pieter ne serait pas débarrassé de voisins dont il appréhendait les représailles. L’arrivée de Caïman le tira d’affaire. Caïman se précipiterait avec sa troupe sur le lieu de l’action au moment où tout le monde serait aux prises. Il égorgerait vainqueurs et vaincus et recevrait, en récompense de ses services, l’autorisation de piller le diggin.
La fatalité voulut que les mineurs, après les dramatiques incidents qui interrompirent les assises nocturnes, fussent réunis sous la tente du publicain. L’ivresse aidant, ils devinrent pour les Africains furieux une proie facile. Non pas qu’ils n’eussent essayé une vigoureuse résistance. Mais, cette attaque inopinée succédant à la déclaration de guerre formulée par le chef, déclaration qu’ils prenaient tout d’abord pour une fanfaronnade de sauvage, l’élan irrésistible des assaillants, les terribles procédés de destruction qu’ils employaient, tout concourut à hâter leur défaite.
Les indigènes, de leur côté, étaient fort maltraités. Les balles des revolvers avaient opéré dans leurs rangs des trouées nombreuses. Leur succès, quelque incontestable qu’il fût, ressemblait fort à une victoire à la Pyrrhus. Aussi, le cri de triomphe poussé par les survivants, hélas ! bien peu nombreux, dominait-il à peine les plaintes des blessés et les râles des agonisants.
Bientôt d’ailleurs il n’allait plus y avoir ni vainqueurs ni vaincus. Un hurlement lugubre s’éleva soudain et couvrit les multiples bruits s’échappant du champ de carnage. Pieter fit un signe et les bandits de Caïman, brandissant leurs piques et leurs couteaux, bondissant comme des fauves, traversèrent, comme une fantastique et terrible apparition, cette scène de désolation. Tout disparut en un clin d’œil sous la poussée de ces corps agités de mouvements démoniaques. Des tables et des bancs épars s’effondrèrent avec des craquements éclatants ; tout ce qui subsistait de l’ancien ameublement, déjà mis hors d’usage dans la première bagarre, fut littéralement réduit en miettes ; les antagonistes, blancs ou noirs, encore debout, roulèrent culbutés sous ce choc irrésistible, et leurs corps pantelants vinrent s’ajouter au sinistre entassement de morts et de mourants.
Puis le massacre commença. Méthodique et furieux tout à la fois, il s’étendit à tous avec une implacable impartialité. Cadavres convulsés encore par la lutte suprême, moribonds râlant leur dernier souffle, blessés criant grâce ou appelant à l’aide, furent troués, assommés, éventrés. Une nappe rouge, au milieu de laquelle glissaient les égorgeurs, s’étala sur le sol, formant un tapis lugubre aux troncs béants, aux membres rompus, aux entrailles arrachées !
Cette scène d’horreur dura dix minutes à peine, tant les monstres étaient acharnés à cet acte d’inqualifiable sauvagerie. Caïman, souillé de sang des pieds à la tête, les narines dilatées, les lèvres retroussées découvrant ses dents aiguës de félin, tenant par les cheveux la tête d’un blanc dont il venait de scier le col avec un mauvais couteau, se hissa sur un monceau de cadavres et brandissant son hideux trophée, poussa un long hurlement de triomphe.
Son regard semblait chercher Pieter, comme pour lui dire :
– Maître, es-tu content ?
Mais le Boër qui avait assisté impassible à cette orgie de sang, n’était plus là.
Qu’importait d’ailleurs à Caïman l’absence de son complice. Il avait accompli sa besogne en conscience, et puisque le pillage du kopje devait être sa récompense, il voulait, sans plus tarder, s’emparer des richesses contenues dans l’établissement. Les liquides devaient naturellement avoir la préférence. On verrait plus tard à s’approprier les habillements, les armes, et les outils contenus dans les magasins.
Le misérable allait rallier sa horde et se mettre en quête. Il ouvrait déjà la bouche pour proférer son ordre, quand une détonation sonore se fit entendre. Caïman, le crâne fracassé par une balle, tournoya deux tours sur lui-même, et s’abattit comme une masse. Un second, un troisième coup de feu retentirent à quelques secondes d’intervalle, et deux hommes, également frappés en plein front, roulèrent foudroyés. Puis, la série continua, mesurée, implacable, toujours mortelle.
Ces détonations partaient du même point. À en juger par leur régularité, ainsi que par la similitude de leur tonalité, elles devaient être produites par un seul tireur armé sans doute d’une carabine à répétition. Ce vengeur de la dernière heure était probablement embusqué derrière une baraque, à proximité de la tente dont les parois arrachées permettaient de distinguer comme en plein jour la troupe des égorgeurs. Ceux-ci, frappés d’épouvante, privés de leur chef, voyant leurs rangs s’éclaircir, oublièrent soudain leurs idées de pillage et s’enfuirent de tous côtés en poussant des cris de terreur.
53
J’ai tenu à citer textuellement les parois du docteur Livingstone. L’opinion de l’illustre voyageur nous permettant d’apprécier sans commentaires les procédés de civilisation employés par les Anglais dans l’Inde, en Australie et en Égypte. Le rapprochement est d’autant plus étrange, qu’il met en présence les Boërs, des sauvages blancs, et les Anglais, ces raffinés du progrès moderne. L.B.