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– Le motif, mon cher Joseph, est facile à concevoir. Le misérable immobilisé ici dans cette lourde machine, n’ayant plus d’attelage pour la mouvoir, a pensé tout naturellement à se retirer. C’est élémentaire. Quant au procédé employé pour opérer cette retraite, j’en suis réduit à une conjecture, peut-être erronée. La fuite du Boër remonte à cinq ou six heures au moins. À ce moment, les eaux étaient encore très hautes, et il n’a pu emmener madame de Villeroge et sa compagne de l’autre côté de la lagune. Je crois qu’il a gagné à la nage ce bois que nous apercevons en face. Ensuite, soit qu’il ait pu trouver un canot, soit qu’il ait construit un radeau, il sera revenu ici, chercher les deux captives...

– C’est vrai, interrompit Albert avec vivacité.

» ... Pauvre chère enfant ! que d’angoisses ! que de fatigues !... Hélas !... en serai-je réduit toute ma vie à déplorer à chaque instant ma fatale ambition, à maudire ma témérité...

– Courage, ami, encore une fois courage ! Nous savons qu’elle n’est pas seule en butte aux obsessions de ce monstre. L’aveugle destinée qui l’a séparée de toi, a permis au moins qu’elle eût une compagne, dont la présence atténue l’horreur de sa solitude. Unies par leur commune infortune, elles auront, tout à la fois, plus d’énergie pour résister et plus d’initiative pour préparer l’œuvre de leur délivrance.

Une exclamation retentissante poussée par Joseph l’interrompit.

– Avaï !... Avaï !...

– Qu’y a-t-il, Joseph ?

– Caraï !... répondit le Catalan en agitant le couvercle métallique d’une caisse à biscuit, vous aviez raison de ne pas désespérer.

» Tenez ! regardez-donc. Il y a des écritures, là-dessus... des écritures faites avec une pointe de couteau.

– Donnez, Joseph, donnez, mon ami.

Alexandre, plus maître de lui qu’Albert étreint par une légitime émotion, déchiffra quelques mots formés de lettres difformes, devenant brusquement carrées ou angulaires, sous les déviations de la pointe ayant servi à les tracer :

« Il nous emmène... radeau... traversons fleuve. »

– C’est concluant, reprit le jeune homme de sa voix calme, et nos prévisions sont de tout point justifiées.

– Mais, s’écria Albert hors de lui, le misérable est encore plus criminel et plus fou que je ne le supposais. Comment, il ose tenter une pareille aventure sur un radeau !

» Quelques branches entrelacées, pour traverser ce géant des fleuves, alors qu’il avait à sa disposition ce wagon que nous avons vu flotter comme un navire !

– La manœuvre d’une pareille masse est impossible pour un seul homme, reprit fort judicieusement Alexandre.

» Et, d’ailleurs, le dray est-il toujours parfaitement étanche ? Il me semble, au contraire, que tous ces haillons encombrant le fond sont complètement saturés d’eau. Peut-être la coque a-t-elle subi une avarie volontaire ou accidentelle !

» Puisque nous sommes suffisamment édifiés sur ce que nous voulions savoir, hâtons-nous de déblayer le plancher et de nous assurer si oui ou non, il est toujours en état.

– À quoi bon ! L’essentiel est de retourner au point où nous avons laissé notre canot et les deux embarcations indigènes de Zouga, de traverser le Zambèze, de battre la rive sans plus tarder.

– ... Et de nous faire canarder un à un par le Boër embusqué sans doute derrière une roche ou un tronc d’arbre.

» Mon pauvre Albert, je ne te reconnais plus, toi l’homme aux expédients infaillibles, et dont la prudence égale la bravoure, ce qui n’est pas peu dire.

– Mais que veux-tu donc faire ?

– Ne pas manquer, ce soir, notre rendez-vous avec l’Ingénieur. J’éprouve le besoin de me sentir une bonne carabine entre les doigts, puis, demain matin, nous mettre en route pour l’autre rive.

– Mais que faire pendant ce temps ?

– Nous armer de patience, et mettre en état de flotter cette montagne de bois qui prend l’eau comme une cage à poules.

» Tiens ! je m’en doutais. Notre butor a troué cette superbe coque de tôle galvanisée. Vois ces ouvertures quadrangulaires, provenant certainement de coups de pics. Ceci n’est rien. Nous les boucherons avec des chevilles.

» Diable ! voici qui est plus grave.

– Quoi ?

– Cette déchirure longue de vingt-cinq centimètres, et large de quinze.

» Nous en viendrons pourtant à bout, continua-t-il après quelques secondes d’examen, et ce soir, tout cela sera radoubé.

» Ah ! monsieur Klaas, vous avez voulu jouer au plus fin avec nous et mettre hors d’usage cette excellente machine ; nous verrons si votre sauvagerie aura raison de notre civilisation.

– Je ne comprends plus, reprit Albert, et j’ignore absolument ce que tu veux faire. Commande, agis à ta guise, j’exécuterai tout ce que tu ordonneras. J’ai foi en toi, car je pense que tu fais pour le mieux.

» Je me contenterai d’une seule observation, le temps presse.

– D’accord. Mais si, au lieu de te laisser aller dans la pirogue essayer d’opérer une tentative insensée pour débarquer de l’autre côté, je te fournissais une forteresse mobile, pourvue de meurtrières, et dans laquelle tu serais à l’abri des balles comme dans une casemate, m’accorderais-tu bien quelques heures pour la préparer.

– Sans doute, puisqu’il ne s’agit pas seulement de partir, mais encore d’arriver sans encombres.

– À la bonne heure. J’aime à te voir ainsi, et je suis heureux de retrouver l’homme raisonnable et fougueux tout à la fois qui s’appelle Albert de Villeroge.

» Quant à la forteresse, casemate ou frégate, comme tu voudras l’appeler, tu devines sans peine que c’est ce wagon. Nous allons l’alléger autant que possible, le pourvoir d’avirons.

– Mais la coque ?...

– Je te répète encore une fois que nous la ferons passer au bassin de radoub. Nous serons chaudronniers, charpentiers, calfats, que sais-je encore, avant de devenir matelots.

» Puis, quand notre machine sera parée à flotter, nous irons, Zouga et moi, au rendez-vous avec l’Ingénieur. Nous ramènerons, à notre retour, la pirogue et les canots de « ceux de l’alligator ». Notre navire sera, de cette façon, pourvu de ses embarcations de sauvetage, au cas où nous aurions à subir un sinistre maritime, ou simplement fluvial, ce qui dans l’espèce ne vaut pas beaucoup mieux.

» Es-tu enfin satisfait ?

– Ton plan est admirable. Mais je n’ose croire à sa réalisation.

– En quoi ?

– Les déchirures de la coque sont nombreuses, l’une d’elles est énorme.

– Nous mettrons une pièce plus grande. C’est même par là que nous devons commencer.

» Allons, camarades, à l’œuvre.

» Vous m’autorisez à distribuer la besogne, n’est-ce pas ?

– Parbleu !

– Il est essentiel d’opérer simultanément, afin d’aller le plus vite possible. Les eaux baissent assez rapidement, il faut en conséquence que notre radoub soit terminé avant leur retrait, sans quoi nous resterions échoués ici.

» Zouga et le Bushman vont alléger tout d’abord le dray en jetant au dehors la majeure partie de ce qu’il renferme. Je ne vois rien, en ce moment, valant la peine d’être conservé.

» Quant à vous, Joseph, êtes-vous un peu charpentier ?

– Dame ! monsieur Alexandre, cela dépend.

– Vous sentez-vous le talent nécessaire pour me fabriquer des chevilles égales en dimensions avec les trous pratiqués dans la coque, par ce sauvage de malheur.

– Sans doute, avec du bois et un instrument tranchant.