On part !... À Dieu vat !...
Qu’importent les mécomptes de la première heure ou les périls du lendemain. Qu’importent les fièvres pernicieuses, l’implacable soleil de l’équateur, les glaces inaccessibles du pôle, la griffe redoutable des fauves, la dent empoisonnée des reptiles, qu’importe enfin la mort apparaissant à chaque instant sous de terribles et multiples aspects ! Celui qui rompt brusquement avec notre civilisation, qui se soustrait aux raffinements, ou tout au moins aux commodités qu’elle procure, pour s’exposer aux éventualités de la vie sauvage, n’a-t-il pas fait abstraction de lui-même ? n’est-il pas résolu, – qu’on me pardonne le réalisme de l’expression, – à faire bon marché de sa peau ?
Mais, pourquoi partir ? Dans quel but s’expatrier ? Le géographe ne pourrait-il, comme tant d’autres, se contenter de rassembler les documents qui parviennent de tous côtés aux sociétés savantes ? l’ingénieur ne saurait-il donner carrière à son activité, sans être contraint de quitter son pays ? Les besoins toujours croissants de notre civilisation ne suffisent-ils pas au labeur de l’artisan et du laboureur ? Les admirables jardins zoologiques des deux mondes n’offrent-ils pas aux savants les plus admirables spécimens des flores et des faunes les plus diverses ?
C’est que, autre chose est de faire de la géographie en chambre, et d’aller chercher des documents à travers les plaines, les fleuves et les forêts. Couper des isthmes, improviser des îles, installer des voies ferrées dans les déserts, arracher à la terre ses gemmes ou ses métaux, ne sont-ce pas là des conceptions dont la réalisation fait à bon droit l’orgueil de nos modernes industriels ? Qui pourra dépeindre le bonheur du savant venant de capturer un insecte introuvable, de découvrir une plante unique, de s’emparer d’un oiseau inconnu ? L’agriculteur lui-même, qui disputait jadis son champ de blé aux moineaux, n’éprouvera-t-il pas toutes les âpres émotions du chasseur en préservant sa plantation contre l’invasion d’un clan d’hippopotames ou d’éléphants ?
Non, ceux-là, quels qu’ils soient, ne peuvent végéter dans la banalité de notre terre à terre européen. À eux l’espace infini qui ne connaît pas de bornes et que traversent de grands souffles de liberté ! À eux ces spectacles merveilleux que la nature leur renouvelle à chaque instant ! À eux la terre primitive, grandiose toujours et parfois terrible ! À eux enfin les luttes poignantes, les conquêtes périlleuses, les souvenirs impérissables !
Ce sont d’autres hommes, ayant d’autres désirs, d’autres besoins. Ne sont-ils pas comme ces Oiseaux de passage si merveilleusement chantés par Jean Richepin, l’admirable poète de la Chanson des gueux ?
Si nous nous sommes permis cette digression relative au tempérament particulier de ceux que l’on ne peut plus appeler aventuriers, ce mot étant aujourd’hui tombé en discrédit, et auxquels on ne peut cependant pas donner le nom d’explorateurs, c’était afin de bien édifier le lecteur sur le caractère des trois Français dont nous racontons les aventures aux pays des Diamants.
Eux, aussi, ont subi cette irrésistible impulsion. Ils sont venus dans l’Afrique Australe, sans se concerter en aucune façon, et se sont rencontrés, grâce à un de ces hasards plus communs qu’on ne pourrait le croire tout d’abord. Réunis par des besoins identiques et par une mutuelle affection, ils se sont lancés à corps perdu, et sans la moindre hésitation, dans une aventure hélas ! trop féconde en déboires, et qui peut se terminer par un désastre. Sans souci de leurs intérêts matériels, contraints par les circonstances à évoluer au milieu d’embûches et de périls sans cesse renaissants, réduits à leurs simples moyens, ils luttent avec une indomptable ténacité contre les catastrophes les plus inattendues, trouvent dans ce tempérament spécial à celui qui affronte la vie sauvage, cette énergie, cet esprit de ressource dont le futur coureur d’aventures se trouve doué à sa naissance.
À peine ont-ils réussi à se procurer au prix de combinaisons laborieuses et de fatigues incroyables un nouvel élément de défense, que le danger apparaît sous une autre forme.
Un groupe d’hommes s’agite au bord de la lagune sur laquelle, dans quelques minutes, allait flotter le wagon. Il est impossible de se méprendre à leurs intentions, puisque l’un d’eux, sans sommation aucune, vient de faire feu. Alexandre n’a échappé que par miracle au projectile. Il faut pourtant en finir, car les eaux se retirent ; bientôt le dray sera à sec.
Les intrépides compagnons ne perdent pas la tête. Puisant dans l’imminence du péril une vigueur nouvelle, ils prennent la résolution de jouer leur va-tout et d’exécuter séance tenante la manœuvre. Par bonheur, le chariot est placé parallèlement au fleuve. Un de ses côtés se trouve en conséquence à peu près abrité contre les projectiles que les ennemis ne manqueront pas d’envoyer, s’ils constatent le moindre mouvement suspect.
Albert et Joseph se sont armés chacun d’un madrier enlevé à une des parois latérales. Ils réclament le périlleux honneur de commencer cette opération déjà bien hasardeuse en tout autre moment, et dont la présence des assaillants centuple les difficultés et les périls. Ils conviennent, à tout hasard, de diviser le travail en deux parties, et de retirer d’abord les roues faisant face au Zambèze. Une idée originale traverse en ce moment l’esprit toujours inventif d’Alexandre. Aviser dans un coin une défroque sordide, composée d’une mauvaise vareuse, d’un pantalon effiloqué et d’un chapeau informe, ajuster à la diable quelques morceaux de planches, les couvrir de ces haillons, et improviser un mannequin grossier, est pour lui l’affaire d’un moment.
– Eh ! que diable prétends-tu faire de cet épouvantail qui ferait un excellent effet au milieu d’un verger pour effaroucher les moineaux ? demande Albert intrigué.
» Les gredins qui en veulent à notre peau, ne me semblent pas d’humeur à s’effrayer devant une pareille exhibition.
– Aussi, n’est-ce point là ce que j’attends de mon bonhomme, répond Alexandre en riant silencieusement.
» Laisse-moi faire, tu verras que mon idée n’est pas si naïve.