Выбрать главу

La troupe entière est au bord de la rivière, large à peine de vingt mètres. Le conducteur inventorie curieusement les deux rives de son air bonasse et finaud tout à la fois, puis, après avoir cligné ses petits yeux, il aspire fortement l’air environnant. Sa trompe se dresse, rigide, dans la direction du chasseur, qui aperçoit une gueule énorme, à la lèvre inférieure tombante, et resserrée par deux défenses monumentales. L’animal semble un peu inquiet. Il se tourne lentement vers ses congénères comme pour leur dire : Défiez-vous. Albert, gêné par une racine, ne peut mettre à profit ce mouvement latéral. Alexandre, de son côté, s’impatiente de ce retard dont il ne peut saisir le motif, et murmure à part lui : Pourquoi diable ne tire-t-il pas.

Les secondes deviennent longues comme des heures !... Les éléphants un peu rassurés et pressés d’ailleurs par la soif, prennent brusquement leur parti, et s’élancent au milieu de l’eau qui rejaillit en poussières irisées. Séance tenante, ils puisent de l’eau avec leur trompe, s’aspergent les flancs, et se livrent à leurs ébats habituels.

Deux détonations formidables, aussitôt suivies d’une troisième, éclatent à une demi-seconde d’intervalle, et roulent à travers bois comme un tonnerre lointain. Un cri terrible de rage et de douleur succède au fracas des armes. C’est la clameur de l’éléphant, ce barrit inoubliable, pour qui l’a une fois entendu dans de pareilles circonstances. Un des géants, frappé comme par la foudre, reste un instant immobile, puis s’écroule avec des convulsions effrayantes. C’est Alexandre qui a opéré ce coup de maître. En homme prudent, il se tient immobile, et ménage sa seconde cartouche. Les pachydermes affolés s’enfuient avec des ronflements de fureur et d’épouvante et disparaissent au milieu des bauhinias, à l’exception de deux qui sont grièvement blessés.

Joseph a tiré en même temps que son maître sur un éléphant se présentant de face. Désespérant d’atteindre les organes vitaux en le frappant au poitrail, il a envoyé sa balle à une des jambes de devant. C’est ce qu’il avait de mieux à faire. La bête continue ses clameurs, et part en clopinant à la suite de la troupe. On pourra tout à l’heure suivre sa trace sanglante.

Albert a joué de malheur, et sa position est fort critique, presque désespérée. Confiant dans la pénétration de sa balle conique de calibre 8, poussée par quinze grammes de poudre fine, il tira au défaut de l’épaule, et produisit une blessure qui devait probablement être mortelle à courte échéance. Il comptait malheureusement sans la prodigieuse vitalité de l’animal qui ne devait pas succomber sur le coup. L’éléphant l’éventa, et fonça sur le point où flottait encore le nuage de fumée. Il tenta de l’arrêter de son second coup, mais tel le fut la rapidité de l’élan de la bête blessée, qu’il ne put y parvenir. À peine eut-il le temps d’épauler qu’il aperçut l’effroyable masse se balancer au-dessus de sa tête et menacer de l’effondrer. Impossible de fuir ni même de se dérober par un saut de côté. À peine a-t-il la faculté de lui disputer sa vie.

Alexandre bondit hors de sa cachette et aperçoit ce spectacle terrifiant au moment où, oubliant généreusement toute prudence, il vole au secours de son ami. Albert accroupi, voit qu’il donne trop de prise au monstre furieux, qu’il va être enlacé par sa trompe, ou broyé sous un de ses pieds. Il se jette sur le dos, arc-boute fortement son fusil sur le sol, et lâche la détente en poussant des cris retentissants. La balle pénètre en plein poitrail. La bête, assourdie par la détonation, aveuglée par la combustion de la poudre, effrayée par les cris du chasseur, s’arrête un moment, tourne la tête et s’enfuit.

Un soupir de soulagement s’échappe de la poitrine des deux amis. Ils rechargent précipitamment leurs carabines, afin d’être prêts à l’éventualité d’un retour possible de leur terrible antagoniste.

– Ouf ! s’écrie Albert avec un léger tremblement nerveux de la voix, il était temps !

– Sacrebleu ! répond Alexandre en l’étreignant avec force, j’en ai la chair de poule. Je t’ai cru broyé, mon pauvre ami.

» Tu n’as pas été touché, au moins ?

– Je suis absolument intact. C’est à n’y rien comprendre.

» Si en me jetant sur le dos, je n’avais pas un peu changé de place, sa trompe dont j’ai senti le vent, s’abattait juste sur moi.

» Quelle terrible vigueur possèdent ces colosses ! Voici un animal qui porte au beau milieu du torse deux balles pesant chacune soixante-cinq grammes, et vois-le casser comme des allumettes ces baliveaux de la grosseur de la cuisse.

– Qu’allons-nous faire ? Celui que j’ai tiré ne donne plus signe de vie. Je le crois mort et bien mort. Si tu m’en crois, nous nous en tiendrons-là. Nos pauvres diables d’affamés auront de quoi se repaître, avant d’avoir absorbé cette montagne de chair.

– Jamais. Je veux donner la chasse à ce coquin. Il m’a procuré une trop belle peur, pour que je ne lui tienne pas rancune.

» Il doit d’ailleurs être blessé mortellement, et ce serait un péché de laisser perdre sa dépouille. D’autre part, il me semble que Joseph a également tiré. Il est assez sûr de son coup pour avoir atteint grièvement son gibier. Je le connais, il ne voudra pas l’abandonner.

» Mais, où diable est-il passé ?

» Ohé... Joseph !... Poupône !... Ohé !...

Le brave garçon, suffoqué par l’émotion, arrivait en courant, les cheveux ébouriffés, la face et les mains lacérées par les épines.

– Oh ! monsieur Alvert... monsieur Alvert... Je n’ai plus une goutte de sang sur moi...

» J’ai cru que la bermine, il allait vous mettre en vouillie.

– Là... rassure-toi, mon cher ami. Je suis encore sur mes deux jambes, et sans avaries.

» Mais, toi, qu’as-tu fait ?

– J’avais la vête en face de moi. J’ai tiré, suivant vos conseils à une jambe de debant.

– L’as-tu atteinte, au moins ?

– Oh ! oui bien. Il a crié, puis s’est enfui comme « oune lièbre ».

– Tu es d’avis de lui donner la chasse, n’est-ce pas ?

– Oh ! Dieu préserve !...

– Comment, un enragé comme toi ; tu renonces à une pareille pièce de venaison.

– Je veux bien lui courir dessus, mais pas vous.

– Pourquoi cela ?

– C’est que je veux vous ramener en entier à Villeroge. Puis, que dirais-je à madame Anna, qui m’a si bien recommandé de veiller sur vous.

– Chut ! Nous ne lui en parlerons pas. Allons, en chasse ! Mon émotion est passée, et tu es plus calme, puisque tu laisses à leur place les b et les v.

– Je crois, interrompit Alexandre qu’il serait bon d’employer nos chevaux. Qui sait jusqu’où nous entraînera la poursuite des bêtes blessées ?

– Entendu.

Dix minutes après, les trois intrépides compagnons étaient en selle, et s’élançaient sur les traces laissées par un des éléphants qui perdait des flots de sang.

À moins de cinq cents mètres, Albert, le premier, le vit rembuché au milieu d’un épais fourré, au milieu duquel sa masse formait une grosse tache brune. Il était évidemment sur ses fins, car un souffle étouffé, métallique, s’échappait avec peine de sa gueule, et au lieu d’essayer de fuir plus loin, il introduisait sa trompe jusqu’au fond de sa gorge, aspirait l’eau contenue dans son estomac, et lavait les plaies d’où s’échappaient des coulées rouges et écumeuses.

Alexandre qui marchait en tête, fit avancer son cheval, en ayant soin de se ménager un passage qui lui facilitât une prompte sortie. Quand il ne fut plus qu’à trente pas, l’éléphant l’aperçut, releva sa trompe et le chargea avec des clameurs furieuses.