Il put, de cette façon, se restaurer sans abandonner son travail. Après un violent effort opéré pour arracher un bloc, après une poussée énergique pour le lancer hors du couloir qui s’allongeait peu à peu, il courait à son plat, avalait brusquement une bouchée de biscuit imbibé de brandy et revenait à sa tâche, plus enfiévré que jamais.
Le premier et inévitable résultat d’une pareille alimentation ne se fit pas attendre. James Willis sentit ses yeux papilloter et son cerveau s’alourdir. L’ivresse le gagna bientôt.
– Stop ! s’écria-t-il en constatant les premiers symptômes de ce phénomène physiologique dont il avait sans doute fréquemment ressenti les effets au cours de son existence accidentée.
» Il est temps d’enrayer, sinon je vais me trouver tout à l’heure gris comme le perroquet d’une portière.
» Assez de potage à l’eau de feu.
» Sacrebleu ! J’ai les mains en lambeaux.
» Tiens, une idée ; on dit que l’alcool est excellent pour les blessures, si je lotionnais mes plaies, au lieu de m’enivrer bêtement.
» Tonnerre ! quel bain de plomb fondu !
» Et maintenant, go ahead !
L’obscurité avait envahi le boyau, et le coin de ciel, que le bandit apercevait au sommet de l’oubliette quand il venait répandre son charbon sur le plancher de la rotonde, commençait à rougir aux feux du soleil couchant. La nuit allait venir.
Le Révérend, s’étant mis en quête de lumière, fut assez heureux pour trouver quelques-unes de ces longues chandelles en graisse de buffle dont se servent les Boërs et qu’ils confectionnent à l’aide d’un procédé aussi simple qu’ingénieux.
Ils prennent, à cet effet, une mèche de coton, ou d’une substance textile quelconque, et la trempent dans un vase profond rempli de suif fondu. Quand cette mèche est bien imbibée, ils la retirent et la mettent sécher en la suspendant par une extrémité. Lorsqu’elle est suffisamment solidifiée, c’est-à-dire au bout de quelques minutes, ils la trempent de nouveau dans le vase et ajoutent ainsi une nouvelle quantité de graisse, puis répètent alternativement cette double opération de séchage et d’imbibition, jusqu’à ce que la chandelle ait acquis la grosseur voulue.
Il réussit, non sans se donner quelques bons coups sur les doigts, à allumer ce primitif engin d’éclairage, et reprit, en titubant légèrement, le manche de son pic. Il pénétra dans sa galerie, et se mit à frapper comme un furieux. La notion du temps qui s’écoula depuis ce moment lui échappa complètement. Il cognait toujours à tort et à travers, débarrassait tant bien que mal son chemin souterrain, sans même s’apercevoir s’il continuait à progresser dans la direction qu’il lui avait donnée tout d’abord.
Tout à coup, la pointe de son pic disparut comme si elle avait perforé une cloison derrière laquelle se trouvait le vide.
Le Révérend entendit un sifflement rapide qu’il crut produit par une masse d’air ou de gaz comprimé dans une cavité close. Il lui sembla que la flamme de sa chandelle qui brûlait tristement avec une lueur jaune et fuligineuse, s’élargissait outre mesure, et prenait une singulière couleur bleuâtre. Il allait attribuer à la réaction de l’ivresse la présence de ce phénomène, et assaisonner sans doute son apparition de quelque plaisanterie d’ivrogne en belle humeur.
Il n’en eut pas le temps. Un éclair aveuglant surgit de l’antre noir comme du fond d’un cratère, une flamme ardente enveloppa le misérable qui entendit une détonation terrible et se sentit projeté en arrière avec une force irrésistible. Assommé sous la violence du choc, il perdit connaissance.
Le jour luisait depuis longtemps sans doute quand il sortit de son évanouissement. Chose étonnante, la perception des faits qui s’étaient accomplis avant et pendant son ivresse, lui apparut avec une singulière netteté. Il repassa en un instant tous ces événements qui s’étaient succédé depuis sa chute dans la faille, jusqu’au moment où la mystérieuse explosion s’était produite.
Mais, si son cerveau avait recouvré toute sa lucidité, son corps, en revanche, se trouvait dans un état déplorable. Les premiers mouvements qu’il voulut opérer lui arrachèrent un cri de douleur, et quand il voulut se lever, ses jambes lui refusèrent tout service. Il retomba lourdement sur un monceau de charbon qui se consumait lentement, en émettant une fumée âcre et suffocante. Il sentit même à l’un de ses membres la cruelle morsure de la flamme qui l’avait sans doute arraché à sa torpeur.
– Mais, je brûle ! s’écria-t-il tout effaré.
» Le feu !... C’est le feu !
» Il faut fuir... Rester plus longtemps ici, c’est la mort. Je vais périr asphyxié ou brûlé vif.
» Fuir !... Mais je ne puis faire un pas. Ai-je donc les jambes brisées ?
» Mais, alors, je suis perdu !... Est-ce donc le châtiment qui commence ?
» À moi !... Au secours !... au secours !...
– On y va ! on y va !... fit une voix ironique semblant venir du haut du couloir vertical.
Puis, une longue et mince lanière d’étoffe descendit en oscillant dans cette espèce de cheminée. Un corps opaque obstrua un moment la lumière tombant dans la grotte par cette unique ouverture, et un être humain glissa le long du tissu avec une agilité de quadrumane.
– Eh bien ! qu’est-ce que c’est ? Qu’y a-t-il ? Des voleurs chez moi !... le feu à la maison !
» By God ! j’arrive au bon moment.
Le Révérend reconnut aussitôt cet organe sarcastique, et s’écria avec l’accent d’une indicible épouvante :
– Sam Smith !... C’est fait de moi...
Le bushranger, c’était bien lui, tressaillit, en dépit de son sang-froid, et quelque préparé qu’il fût contre toutes les invraisemblances, ne put s’empêcher de manifester un étonnement allant jusqu’à la stupeur.
– James Willis !... Ici !... Ah ! çà, coquin, tu as donc dix mille existences chevillées au ventre ?
» Quel pacte diabolique as-tu donc fait avec Belzébuth, notre commun patron, pour que je te retrouve ici en chair et en os, après t’avoir accroché là-bas, au bon endroit, au milieu de la fourmilière ?
» Que ces insectes, malgré leur voracité, n’aient pas voulu mordre sur ta peau, je le comprends à la rigueur ; mais que tu aies réussi à t’introduire dans ma maison de campagne, introuvable et inaccessible comme elle l’est, voilà qui me surpasse, bien que je sois habitué à ne m’étonner de rien.
– Grâce ! râla le misérable que reprirent soudain toutes ses terreurs.
– Mon camarade, riposta rudement le bushranger, permets-moi de te dire que tu es d’une couardise révoltante.
» Tu as de plus, la peur monotone. Je ne puis apparaître devant toi sans que tu ne me dévides un chapelet de litanies pleurardes et effarées qui ajouteraient encore à mon mépris pour ta personne, si c’était chose possible.
» Il faut changer de formule, entends-tu, drôle ?
– Eh bien ! tue-moi donc de suite, hurla le Révérend en grinçant des dents.
– À la bonne heure, j’aime mieux cela.
» Puisque tu es irrévocablement condamné, autant sauter gaillardement le pas.
Reprenant ensuite son inimitable ton de raillerie, il ajouta :
– Sais-tu bien que, si tu n’étais déjà virtuellement rayé du nombre des vivants, je ne te recommanderais pas comme majordome à mes amis.