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Anna et Esther, brisées de fatigue, s’arrêtèrent, et déclarèrent résolument qu’elles n’iraient pas plus loin. Le bandit, devant ce parti pris aussi nettement formulé, perdit toute mesure.

La colère envahit son cerveau. Il poussa un horrible blasphème et s’écria :

– Ah ! vous ne voulez plus marcher ! Eh ! bien, nous allons voir.

» J’ai, Dieu merci ! les épaules assez solides pour vous porter toutes deux, et les jambes assez longues pour enlever lestement l’étape.

» Une fois !... Deux fois !... Voulez-vous avancer ?

Les infortunées jeunes femmes, glacées d’épouvante devant cette explosion de fureur bestiale, n’eurent pas la force de répondre.

Le misérable croyant qu’elles résistaient quand même, s’élança vers elles, le poing levé. Une ignoble scène de violence allait inévitablement se produire.

Esther, craignant pour la vie de sa compagne, n’hésita pas un instant. D’un mouvement irréfléchi, sublime d’abnégation et d’instantanéité, elle se jeta devant Anna, les bras étendus, et lui fit un rempart de son corps. Puis, fixant sur le bandit ses grands yeux noirs que l’indignation faisait étinceler comme deux globes d’acier bruni, elle s’écria d’une voix éclatante :

– Tu n’oseras pas, bandit ! On ne frappe pas des femmes comme nous ! on les tue !...

– Eh ! bien, soit ! hurla le sauvage hors de lui en arrachant son coutelas de sa gaine.

» Pas elle, mais toi, fille de chien !

» Oui, je vais te tuer ! comme j’ai tué ton père... là-bas... au Champ de Diamants !

La malheureuse jeune fille, en entendant ces paroles infâmes, sentit en ce moment ses forces l’abandonner. Une pâleur de cire envahit ses traits, et comme si les ressorts de la vie se fussent tout à coup brisés, elle roula foudroyée sur le sol.

– Au secours !... Au secours !... À moi !... Albert... s’écria Anna folle de terreur.

Un rugissement farouche qui n’avait rien d’humain, répondit à cet appel désespéré. On eût dit ce formidable cri de guerre qui déchire la gorge des terribles guerriers du Far-West, quand, ivres de fureur et de carnage, ils s’excitent à la fête du sang.

Les branches fracassées s’effondrèrent sous une poussée irrésistible, et un homme s’élança d’un bond de tigre au milieu de la clairière où s’accomplissait ce drame.

Deux cris jaillirent en même temps :

– Anna !...

– Albert !...

» Ah ! je suis sauvée !

L’élan du jeune homme dont la rage, centuplait les forces, le porta jusque sur le Boër qu’il heurta rudement au poitrail. Celui-ci, qui se tenait cambré en arrière, le bras levé, prêt à frapper, perdit l’équilibre, et laissa échapper son couteau. Albert, sans armes, lui serra furieusement le col, et lui noua, pour ainsi dire, ses deux mains autour de la gorge.

Klaas râla sous l’effort de cette double tenaille qui broyait les cartilages. D’un geste machinal, il laissa tomber ses mains, et empoigna aux flancs son adversaire qu’il serra de toutes ses forces. À demi asphyxiés, mais voulant quand même en finir, les deux hommes qui s’étaient reconnus, puisant dans leur mutuelle haine une nouvelle vigueur, resserraient de plus en plus leur mortelle étreinte.

Le Boër avait incontestablement l’avantage de la force brutale jointe à la masse d’un taureau. Albert de son côté était favorisé sous le rapport de la position. Ce n’est pas d’ailleurs qu’il fût un adversaire à dédaigner, avec ses membres élégants comme ceux d’une statue antique, mais, tressés de muscles saillants et rigides comme des cordes d’acier.

Bientôt à bout d’haleine, ils s’abattirent sur les herbes au moment où Alexandre, Joseph et les deux noirs accouraient éperdus. Ce n’était là qu’un prélude et la lutte reprit aussitôt plus sauvage, plus acharnée que jamais. Enlacés comme des serpents, tantôt collés face contre face, cherchant une place pour se mordre, tantôt dessus, tantôt dessous, les membres confondus, roulant de ci, de là, sans se lâcher, les vêtements en lambeaux, la peau saignante, les chaires contuses, les flancs battants, ils s’étreignaient avec l’énergie farouche de bêtes fauves, sans que les amis du Catalan pussent tenter de lui porter secours.

Klaas apercevant les nouveaux venus au milieu du nuage sanglant qui s’étendait sur ses yeux, sentit qu’il était perdu, et résolut de jouer son va-tout. Son unique but fut d’immobiliser un instant son antagoniste, et de frapper un seul coup. Peu lui importait le reste. Si Albert était touché, il était mort.

Ce fatal projet allait recevoir son exécution. Le jeune homme ayant commis l’imprudence, hélas ! bien pardonnable, de chercher du regard la compagne bien-aimée qu’il retrouvait d’une façon si dramatique, le bandit réussit à l’éloigner de lui pendant une seconde en empoignant à pleines mains les vêtements couvrant sa poitrine. Déjà son poing énorme levé sur la tête d’Albert allait lui écraser la tempe, quand celui-ci, se sentant perdu, saisit machinalement de la main gauche l’immense barbe qui se tordait au menton du misérable, et tira de toute sa force.

La douleur fut telle, que Klaas lâcha prise et poussa un beuglement étouffé. Prompt comme la pensée, le Catalan, sans lâcher prise, leva le bras droit, et frappa, à toute volée, sur la barbe, entre son poing qui la tenait, et le menton où elle était implantée. Un craquement sec d’os brisé se fit entendre, et la mâchoire du bandit, arrachée de ses condyles, soutenue seulement par les muscles à demi rompus, pendit comme une loque jusque sur sa poitrine.

Les témoins de cette scène sauvage laissèrent échapper un long cri de triomphe, en voyant Albert repousser sans efforts son adversaire mutilé, et s’élancer, dans les bras de sa femme crispée par l’angoisse.

Alexandre avait à peine eu le temps d’apercevoir à travers les herbes Esther toujours évanouie, tant cette succession d’événements avait été rapide.

– Joseph, Bushman, dit-il, et toi, Zouga, empoignez-moi ce coquin. Ficelez-le solidement.

» S’il regimbe, vous savez ce que vous avez à faire.

» Je vais pendant ce temps secourir cette pauvre enfant.

– Caraï ! monsieur Alexandre, je vais faire de maubaise vesogne. Je suis fou !...

» Madame Anna retroubée !... Ma chère maîtresse !...

» Avaï !... avaï !... Je ris, je pleure !

» Le bonheur m’étrangle, vivadioux !...

Anna, en proie à une émotion nerveuse, ne pouvait répondre que par des sanglots convulsifs, aux paroles entrecoupées de son mari. Elle tendit affectueusement au fidèle serviteur une main que celui-ci baisa avec tout le respect de son affection, pendant que les deux noirs achevaient de garrotter le Boër qui beuglait toujours comme un bison blessé à mort.

– Anna ! chère bien-aimée, reprit Albert, voici Alexandre, mon frère en amitié, qui a pris une si large part à ta délivrance.

» C’est à lui, comme à Joseph, que je dois le bonheur de te revoir.

– Je serai votre sœur, dit-elle simplement, en mettant toute sa reconnaissance dans ces quatre mots partis du cœur.

– Je n’oublie pas ces bons noirs, dont la fidélité ne s’est pas démentie un moment.

» Ou serions-nous, sans leur inaltérable dévouement ?

– Eh ! vivadioux ! monsieur Albert, interrompit Joseph, nous n’allons pas nous éterniser ici, n’est-ce pas ?

» Si vous reconduisiez les dames au wagon, je resterais pendant ce temps en arrière avec mes deux associés Zouga et le Bushman, pour régler mon compte avec ce gavache.