Esther raconta l’inqualifiable agression dont son père avait été victime pendant la nuit, son assassinat mystérieux, accompli avec une audace inouïe, les soupçons de Master Will, le départ de ce dernier à la poursuite des trois Français dans lesquels il voulait absolument reconnaître les coupables. La jeune fille avoua ingénument avoir partagé les soupçons du policier, quelque absurdes qu’ils fussent et fit part également de sa méprise relativement à Sam Smith qu’elle avait confondu avec Alexandre, lorsque le bushranger retrouva sur le sable du désert la Bible de madame de Villeroge.
Anna fit un tableau navrant de sa détresse au moment où la lâche attaque des bandits l’ayant rendue orpheline près de Pampin-Kraal, Esther qui ne la connaissait pas, lui ouvrit son cœur, lui offrit tout ce qu’elle possédait, et partagea volontairement les misères de sa réclusion.
Cet entretien affectueux se prolongea longtemps, pendant que les deux noirs, sous la haute direction de Joseph, investi à l’unanimité des fonctions de majordome, s’occupaient d’édifier une case spacieuse, et de pourvoir aux apprêts du repas commun.
Albert et Alexandre avaient résolu de demeurer pour le moment sur la rive gauche d’où il leur était facile de soumettre à une surveillance rigoureuse la partie située en amont des cataractes. Ils n’oubliaient pas l’attaque dirigée contre eux lorsqu’ils quittaient la lagune, après s’être embarqués sur le dray, et ils voulaient être en mesure de repousser tout retour offensif.
– Laissons passer quelques jours, disait le Catalan qui savourait son bonheur avec une joie fébrile.
» Nous avons d’ailleurs un impérieux besoin de repos, et ces pauvres enfants plus que nous encore.
» Puis, nous verrons à rallier le kopje Victoria. Nous pouvons maintenant apporter à nos lyncheurs les preuves matérielles de notre innocence, et j’espère que le policier de malheur ne sera plus là pour révoquer en doute nos attestations, appuyées sur un témoignage hélas ! trop cruellement véridique.
– Pourquoi retourner près de ces brutes ? demanda Alexandre.
– Mais, afin de nous procurer les moyens de revenir au plus vite en pays civilisé.
» J’éprouve, à te l’avouer sincèrement, un incommensurable besoin d’habiter une maison, de voir des gens qui ne sont pas comme nous couverts de haillons, et de manger un vulgaire morceau de pain.
– Le fait est que nous ne payons réellement pas de mine, sous ces défroques nous faisant ressembler plutôt à des truands, qu’à d’honnêtes voyageurs.
» Mais, tu parles de revenir à Cape-Town... Et le motif essentiel de notre expédition, qu’en fais-tu ?
– Renvoyé avec éclat dans l’enfer des projets effondrés.
» Je veux rentrer en France Gros-Jean comme devant, retourner à Villeroge et vivoter gentiment avec le peu qui a échappé au krach. Au lieu de faire rebâtir somptueusement le castel de mes ancêtres, habiter ma jolie métairie.
» En un mot, offrir à ma chère Anna l’adorable hospitalité pyrénéenne. Une chaumière et mon cœur... voilà.
– Tu es dans le vrai et je t’approuve en tous points.
» Retourne en France, mon cher Albert. Moi, je resterai quelque temps encore en Afrique Australe. Il me faut reprendre le pic du mineur. Je n’ai plus rien.
» Quant au Trésor des rois Cafres, n’en parlons plus. J’en fais d’autant mieux mon deuil, que sa possession a soulevé plus de haines et fait couler plus de sang.
– Ah ! diable !...
– Qu’y a-t-il ?
– Nous ne sommes pas au dernier sou. Notre déplacement nous a rapporté de jolis bénéfices.
» Eh ! Joseph !...
– Présent, monsieur Albert.
– As-tu toujours le petit sac de peau renfermant les Diamants que nous a remis Alexandre après sa campagne chez le Batokas.
– Je crois bien ! Je les ai gardés comme mes yeux.
» Le sac, il est là, dans ma poche intérieure cousue avec une lanière de peau de buffle.
» Voici l’objet, monsieur Albert.
Albert ouvrit le sac et fit ruisseler les magnifiques pierres offertes par le brave Magopo.
– Cela vaut deux cent mille francs comme un liard, mon cher Alexandre. Laisse-moi prélever là-dessus de quoi rentrer en France et mets le reste dans ta poche.
» Tu en feras dix mille francs de rente. De quoi acheter du pain et quelque chose pour manger avec.
– Nous verrons cela plus tard, reprit en souriant le jeune homme.
» N’oublions pas que nous sommes sur les bords du Zambèze, environnés d’ennemis redoutables, à quelques milliers de kilomètres de Cape-Town, et que, enfin, nous n’en avons peut-être pas fini avec les aventures.
– Tiens ! c’est vrai. Depuis que notre corps expéditionnaire s’est augmenté de ces deux gracieuses recrues, je ne sais plus où j’ai la tête.
» En me rappelant à la situation, tu me fais souvenir que nous avons rendez-vous ce soir avec l’Ingénieur. Je donnerais tout ce que je possède pour une carabine-express ou même un simple rifle avec quelques centaines de cartouches.
– Ce ne serait pas sans besoin. Nous sommes, en ce moment, réduits, pour tout engin de défense à cette espèce de couleuvrine datant du siècle dernier, et que notre camarade le Bushman a eu la bonne idée de ramasser sur le champ de bataille.
» À propos, continua le jeune homme à voix basse, tu dois être rompu, après la lutte sauvage que tu as soutenue contre ce bison enragé.
– Ma foi non. À peine si je ressens un peu de courbature.
– Tu es donc charpenté en acier fondu.
– Je n’en sais rien. Mais le bonheur que je ressens en ce moment, est un remède comme les médecins n’en appliqueront jamais.
– C’est égal. Tu ferais sagement de te reposer un peu. Pendant ce temps, je monterai la garde.
– Dormir !... moi... en pareil moment. Tu veux rire. J’en ai pour une semaine à ne pas fermer l’œil.
Albert n’était pas un fanfaron, et c’est de la meilleure foi du monde qu’il s’illusionnait sur ses forces. La résistance de l’organisme humain a pourtant des limites. Aussi, une demi-heure ne s’était pas écoulée, que le jeune homme, envahi par une molle torpeur, rafraîchi par la brise caressante que produisait le voisinage du fleuve, s’endormit d’un sommeil de plomb.
Alexandre, fidèle à son engagement, veillait, assis à l’écart sur une grosse racine servant pour ainsi dire de contrefort à un arbre aux feuilles épaisses et serrées. Joseph, pendant ce temps, évoluait avec sa vivacité accoutumée, attendant le retour de Zouga et du Bushman, partis en quête de venaison fraîche.
Les deux noirs, chasseurs infatigables, ignorant la fatale bredouille si redoutée de nos nemrods européens, revinrent, après une absence relativement courte, pliant littéralement sous un véritable monceau de victuailles. Servis par leur infaillible instinct, ils avaient réussi à détourner un grand buffle, et l’avaient lestement mis à mort avec une adresse incroyable. Le Bushman avait dépouillé l’animal, et enveloppé dans la peau les morceaux les plus délicats. Soit fantaisie, soit plutôt dans un but dont nul parmi les blancs ne pouvait deviner le motif, l’Africain avait usé d’un procédé singulier pour enlever au sauvage ruminant son cuir dont la résistance est devenue proverbiale.
Avec une dextérité, nous dirons même un art qu’eût envié un naturaliste, il avait retourné complètement cette peau, en faisant sortir le corps tout entier par une large ouverture pratiquée au col de la bête, et l’avait conservée d’une seule pièce, de façon qu’elle formait un sac énorme, parfaitement imperméable.
Alexandre examina curieusement cette dépouille et parut apprécier en connaisseur l’habileté de l’exécution. Il allait interroger le noir et lui demander à quel usage il destinait ce sanglant trophée, rapporté d’un point éloigné, au prix de fatigues considérables, et sous un soleil torride, quand son attention fut excitée par la vue d’un groupe qui apparut à peine visible, de l’autre côté du Zambèze.