Ne voulant pas inquiéter les deux voyageuses, ni arracher Albert au sommeil réparateur qu’il goûtait en ce moment, il concentra toutes ses facultés sur ce groupe dont il surveilla les mouvements avec une attention qui n’était pas exempte d’inquiétude.
Le bruit d’une respiration puissante à laquelle on eût volontiers donné pour générateur l’organisme d’un soufflet de forge, se fit bientôt entendre derrière lui. Il tourna la tête, et à son étonnement toujours croissant, il aperçut les deux noirs qui, armés chacun d’un roseau creux, s’époumonaient à souffler de toutes leurs forces dans la peau du buffle.
Le Bushman après avoir préalablement recousu avec de solides lanières de cuir l’ouverture pratiquée pour sa dissection, avait tout simplement introduit les deux roseaux dans deux petits trous ménagés « ad hoc » et fait signe à son camarade de lui prêter le secours de son appareil respiratoire. Et les deux braves garçons, les yeux saillants hors des orbites, la face crispée, ruisselants de sueur, les muscles du cou contractés à se briser, s’évertuaient à injecter de l’air dans cette cavité close qui peu à peu se gonflait et récupérait, mais en les exagérant notablement, les formes de l’animal vivant. Quand la peau, après de laborieux efforts, fut bien remplie et résonna comme une grosse caisse, le Bushman retira les deux roseaux, recousit les trous avec un soin tout particulier, et se trouva possesseur d’une outre monumentale.
Alexandre, sollicité bientôt par une préoccupation de plus en plus pressante, n’eut pas le loisir d’interroger son compagnon sur l’usage auquel il destinait ce singulier récipient. Le groupe qui s’agitait tout à l’heure dans les brumes flottant de l’autre côté du fleuve devenait de plus en plus distinct. Il s’approchait lentement, mais sûrement.
Plus de doute, un parti d’indigènes se dirigeait vers le point où les Européens avaient établi depuis peu leur campement provisoire. Déjà le jeune homme pouvait, grâce à la subtilité de sa vue, isoler les silhouettes noires se profilant sur les eaux jaunâtres, et reconnaître jusqu’aux lambeaux de cotonnade coupant d’une ligne blanche tous ces torses d’ébène.
Portés sur une plate-forme presque entièrement immergée, rappelant assez bien un train de bois flotté, les Africains faisaient force de rames et paraissaient se diriger vers le dray toujours amarré dans les hautes herbes formant sur les alluvions comme un taillis aquatique.
Alexandre, bien dissimulé derrière l’épais rideau de frondaisons, ne sachant si ces mariniers improvisés étaient des amis ou des ennemis, braqua à tout hasard, le roër de feu Klaas dans leur direction, pour être prêt à faire feu si besoin était, au moment opportun et sans se découvrir. Par une vieille habitude de tireur, le jeune homme suivit machinalement le guidon, et chercha le point de mire. L’arme massive se trouva, par hasard, dirigée sur une silhouette blanche qui trancha tout à coup au milieu de la masse sombre formée par les Africains.
– Diable ! murmura-t-il. Des nègres conduits par un blanc, et gouvernant droit à notre vaisseau amiral, l’affaire semble se corser.
» Je ne sais pas si je m’abuse, mais il me semble que ces individus sont ceux-là mêmes qui, au moment de notre appareillage, nous ont accompagnés d’une salve.
» En veulent-ils à nos personnes ? Le wagon est-il l’unique objet de leur convoitise ?
» Il faudrait voir.
» Sacrebleu ! Ils avancent toujours. Je pourrais déjà, s’il m’en prenait fantaisie, casser comme une poupée de plâtre, ce personnage au masque blafard.
» ... Tiens ! une idée. Si je les laisse arriver jusqu’ici et qu’ils nous attaquent, nous aurons fort à faire pour les repousser.
» Si d’autre part je décharge sur eux ce fusil monstre sans provocation de leur part, je risque d’estropier des innocents, et j’aurai en outre le désagrément d’éveiller ce pauvre Albert qui dort du sommeil du juste.
» Quelque utile que soit pour nous ce dray-bateau, il n’est pas absolument indispensable à nos existences et s’il est possible, en le sacrifiant à propos, d’éviter un conflit dangereux, il serait préférable de le leur abandonner.
Chez Alexandre, l’exécution d’un projet suivait toujours de près la conception. Il déposa le roër tout armé sur le sol, s’avança en rampant dans les herbes aquatiques, se mit doucement à l’eau, trancha l’amarre qui maintenait la caisse flottante, lui imprima une vigoureuse impulsion, et s’en vint, avec les mêmes précautions, reprendre son poste.
Le wagon, pris de côté par le courant, déborda lentement, tournoya deux fois sur lui-même, tangua et récupéra bientôt sa fixité. Il prit peu à peu de l’erre, et descendit lourdement, entraîné par les flots.
Cet artifice obtint un plein succès. À peine la machine commença-t-elle à dériver, que le train de bois qui portait la troupe indigène obliqua aussitôt, au lieu de suivre franchement la direction qui le conduisait à la côte.
Des cris aigus retentirent et les bateliers, stimulés par le blanc qui semblait les conduire, firent force de rames pour l’atteindre.
Alexandre, ravi du succès de sa ruse, se mit à rire silencieusement et reprit sa faction.
– Allez, mes braves gens, allez toujours. Si vous voulez le suivre jusqu’à la cataracte, et opérer derrière lui, le plongeon qu’il va exécuter dans une heure, je vous souhaite bon voyage.
» Quant à nous, je crois qu’il est urgent de décamper sous peu et de remonter le plus loin possible. L’endroit me paraît malsain.
» Ah ! si j’avais seulement avec moi une cinquantaine de mes fidèles Batokas !...
» Tiens ! à propos, où donc est passé le Bushman, avec sa peau de buffle ! Le brave garçon a des airs mystérieux, aujourd’hui. Je gage qu’il a combiné un plan dont nous apprécierons avant peu les résultats.
Alexandre allait éveiller Albert et lui faire part de l’urgence qu’il y avait à s’éloigner sans retard, quand Zouga, devinant la pensée du jeune homme, l’arrêta du geste et de la voix.
– Laisse dormir le chef, lui dit-il à voix basse. Nous avons le temps.
» Tu verras de drôles de choses, avant la nuit ; et ceux qui nous poursuivent ne nous tiennent pas encore.
– Que veux-tu dire ?
– Tu verras... répondit le Cafre, aussi énigmatique qu’un sphinx d’ébène.
Deux heures s’écoulèrent et un plantureux rôti, cuit à l’étouffée, à la mode indigène, fut bientôt exhumé de la fosse où il avait rissolé avec sa garniture d’herbes aromatiques.
Albert, sollicité par les effluves gastronomiques s’exhalant de cette primitive rôtissoire, s’éveilla, s’étira en bâillant, et s’écria d’un accent plein de convoitise :
– Oh ! la bonne odeur !... J’ai dans l’estomac tous les vampires de la forêt vierge.
» Mesdames, à table ! si le cœur vous en dit. Alexandre, laisse là ta couleuvrine et abandonne ta faction. Le déjeuner est servi.
– Je ferai sentinelle d’un œil au moins, et j’absorberai les bouchées doubles. Car, je me trompe fort, ou nous allons avoir avant peu du nouveau.
– Ah ! bah ! Raconte-nous donc cela.
– Regarde plutôt, mais sans te laisser apercevoir, dans la direction des cataractes.
– Diable !
– Eh ! bien ?
– C’est donc sérieux.
– Comme une échéance.