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Ainsi nanti de son singulier engin de navigation, le noir qui se souciait des crocodiles du Zambèze, à peu près autant que des lézards, comprenant que les Européens, réduits à leurs seules ressources seraient, pour longtemps peut-être immobilisés sur la rive gauche, pensa, sans désemparer, à se mettre en quête d’auxiliaires qu’il savait bien trouver à peu de distance.

Sans même faire part à personne de son projet, il se mit doucement à l’eau, évolua avec autant d’adresse que de bonheur, opéra sans encombre sa traversée, et s’en fut à la recherche de Magopo et de ses fidèles Batokas.

Le hasard le servit à souhait.

Le chef et ses guerriers, attirés par un phénomène étrange qui se manifestait non loin de Mosi oa Tounya, avaient quitté leur retraite, et s’avançaient vers la cataracte dans le but d’aller offrir aux Barimos irrités un sacrifice expiatoire.

Il faut rendre à Magopo cette justice, que, aussitôt informé par le Bushman du péril menaçant ses chers blancs, il n’hésita pas une seconde à s’élancer vers eux, retardant, en dépit de tout, la cérémonie que sa naïve superstition lui ordonnait d’accomplir dans le plus bref délai.

Il était temps ; et sa venue inespérée, dans un moment aussi critique, put seule déjouer l’attaque à laquelle Pieter et ses farouches alliés avaient déjà donné un commencement d’exécution.

Albert et Alexandre, après les premiers moments d’effusion, remarquèrent bientôt l’aspect lugubre du noir potentat, dont les traits reflétaient ordinairement une inaltérable et communicative expression de joyeuse humeur.

Et comme ils lui en faisaient la remarque, en s’enquérant affectueusement des motifs de cette sombre préoccupation, Magopo, sans répondre, se dressa de toute sa hauteur, et leva la main dans la direction de l’Est.

Les vapeurs produites par la pulvérisation de la chute s’élevaient du fond de l’abîme avec leur grondement caractéristique, auquel l’oreille finit par s’habituer, comme au tic tac d’un moulin, ou au ronflement d’une machine.

Mais, phénomène extraordinaire, une épaisse colonne de fumée noire, montait lentement derrière ce rideau de buées légères, se tordait en une spirale capricieuse, puis, parvenue à une certaine hauteur, s’étalait en un nuage opaque flottant lourdement au-dessus de ces buées qu’il semblait écraser.

Les Européens contemplaient stupéfaits ce spectacle étrange, auquel ils n’avaient, jusqu’alors, fait aucune attention.

– Les Divinités du fleuve sont irritées, dit enfin d’une voix sourde le monarque africain, puisque, aux blanches vapeurs de Motsé oa Barimos (les pilons des dieux), se mêlent les noires fumées produites par le feu souterrain.

» ... Malheur aux derniers descendants des Barimos, si la flamme qui brûle au fond du gouffre tarit les eaux du fleuve près duquel nos aïeux ont vécu !...

» ... Malheur si elle consume leurs ossements vénérés !...

» ... Malheur sur nous, si la main des Barimos laisse échapper l’emblème séculaire de leur toute-puissance.

– Ce phénomène est en effet singulier, et j’en cherche vainement la cause, murmura Alexandre.

– Je comprends, d’autant mieux l’effarement de notre ami, reprit Albert, que jamais, de mémoire d’homme, pareil spectacle ne s’est probablement manifesté en ce lieu.

– Les conjectures elles-mêmes nous font défaut.

» La colonne de fumée semble sortir d’un roc absolument nu, qui forme le rebord extérieur de la faille. Je ne saurais, en conséquence, attribuer sa présence à un incendie dont les éléments paraissent manquer, du moins extérieurement.

– On dirait un volcan.

– Quelle que soit l’apparente justesse de ta comparaison, cette hypothèse doit être rejetée, eu égard à la nature du sol et à sa configuration.

– Mais, enfin, reprit Albert de plus en plus intrigué, il n’y a pas de feu sans fumée.

– Permets-moi, mon cher ami, de t’arrêter tout net, et d’opposer un démenti formel au proverbe.

» Mosi oa Tounya, la fumée qui tonne là-bas, a bel et bien, n’en déplaise au dicton, une origine rigoureusement aquatique.

» Nous serons d’ailleurs édifiés avant peu ; car, je me trompe fort, si Magopo n’a pas l’intention de se rendre sur les lieux où s’accomplit ce fait inusité.

» Il est urgent pour nous de l’accompagner. Sa troupe est notre sauvegarde, et nous nous rapprocherons d’autant du kopje Victoria.

» Notre présence, notre prestige de blancs, pourront en outre rassurer ce brave garçon, qui me semble positivement affolé. Je crains qu’il ne perde entièrement la tête, et ne se livre à quelque pratique terrible qu’il est de notre devoir d’empêcher.

– Puis, interrompit vivement Joseph, quand cette espèce de fumée sera dissipée – ça ne peut pas toujours durer, n’est-ce pas ? – nous nous mettrons en quête des deux Boër qui ne peuvent être loin.

» J’ai toujours mon vieux compte à régler avec eux.

» Nous leur mettrons la main dessus, et pour peu que vous y teniez, nous les lyncherons, pour l’exemple.

» Pas de quartier pour ces vermines. Vous savez qu’il n’y a rien à en attendre de bon.

» Mort la bête, mort le venin.

Magopo, de plus en plus sombre, pressa l’embarquement. Chacun prit place dans les légères pirogues et bientôt la flottille gagna le large, à la grande joie des Européens ravis de quitter, pour toujours peut-être, ce rivage inhospitalier.

En moins de trois quarts d’heure, ils arrivèrent sur l’autre bord, presque en même temps que Pieter et les hommes de feu Caïman, qui s’enfuirent effarés à leur aspect.

Les embarcations étaient à peine amarrées aux broussailles implantées dans la berge, que les Batokas se rangèrent silencieux, la tête basse, devant leur chef, et plantèrent, avec un ensemble prodigieux, leurs sagaies dans la terre.

Gun et Horse se détachèrent du groupe et vinrent se placer près de Magopo dont le visage s’éclaira soudain, comme celui d’un homme qui vient de s’arrêter à une résolution décisive.

Il cambra sa haute taille, fit saillir orgueilleusement son torse d’ébène, et d’un geste qui ne manquait pas de dignité, il tendit en même temps ses deux mains à Albert et à Alexandre.

– Adieu ! dit-il, d’une voix grave, adieu ! blancs que j’ai tant aimés.

» Daoud, notre vénéré père, m’a dit : Chef ! Tous les hommes sont frères.

» Les Boërs qui tuent les noirs, sont des bêtes féroces. Ils sont indignes du nom d’hommes.

» Ceux de ma nation sont tes frères. Aime les toujours. Eux aussi t’aimeront.

« J’ai obéi à Daoud notre père, et votre amitié fut ma récompense.

» Daoud a bien dit. Tous les hommes sont frères. Le sang qui coule dans le cœur du noir est rouge comme celui qui coule dans le cœur du blanc.

» Je vais donner ce sang pour mon peuple, puisque je suis le chef. Je mourrai donc pour apaiser la colère de nos dieux.

» Gun et Horse sont avec moi les derniers descendants des Barimos. Gun et Horse périront aussi.

» Enfants, venez. Les Barimos nous appellent.

C’est en vain que les Européens, émus à la pensée de ce dévouement aussi magnanime qu’inutile, employèrent les instances les plus pressantes et les plus affectueuses pour faire revenir Magopo sur sa détermination.

Prières, raisonnements, tout fut inutile, le chef demeura inflexible.

– Écoute-moi, ami, disait Alexandre à bout d’arguments, tu as jusqu’alors ajouté foi à la parole des blancs ; jamais ils ne t’ont trompé.

» Crois-moi comme si Daoud lui-même te parlait.