» Non, l’existence de ton peuple n’est pas en péril. Ta mort sera inutile, et c’est en vain que tu auras dit adieu à ton beau pays, à tes vaillants guerriers...
» Attends au moins jusqu’à demain.
» Nous trouverons moyen d’apaiser la colère de tes dieux, sans qu’il soit besoin de donner ta vie !
– Merci, chef, reprit le noir. Tu es bon et tes instances pour me retenir, me prouvent ton amitié.
» Mais, tu ne connais pas les Barimos.
» Laisse-moi aller où le devoir m’appelle.
» Puis, qui sait ? peut-être ne périrai-je pas.
» Je vais me rendre avec Gun et Horse, sur la pointe de terre qui domine Mosi oa Tounya.
» Nous prononcerons les paroles qui apaisent les dieux.
» Pendant ce temps, mes guerriers grimperont sur la hauteur d’où s’échappe la fumée maudite, et ils lanceront au nuage noir les flèches empoisonnées avec le n’goua.
» Si leurs efforts font rentrer le monstre dans la terre d’où il s’échappe, si les Barimos écoutent ma voix, si les vapeurs de Mosi oa Tounya reprennent la blancheur des plumes de l’aigrette, et réfléchissent de nouveau le cercle de lumière, je reviendrais près de vous, heureux et fier comme un vainqueur.
» Sinon, nous nous élancerons tous trois au plus profond de l’abîme.
» J’ai dit. Vous avez entendu un chef.
Les blancs, douloureusement impressionnés devant cette implacable résolution, serrèrent une dernière fois la main du noir, espérant en un véritable miracle qu’ils étaient impuissants à provoquer, et dont rien, hélas ! ne semblait faire présumer l’arrivée.
Magopo et les deux jeunes gens remontèrent aussitôt dans leur pirogue, saisirent leurs pagayes et coupèrent obliquement le courant, de façon a n’avoir plus qu’à se laisser dériver pour atteindre l’Îlot du Jardin. Ils disparurent bientôt derrière les îles qui émergent du fleuve comme autant de parterres sur lesquels s’épanouissent les admirables produits de la flore tropicale.
Le chef avait communiqué à son lieutenant des instructions auxquelles celui-ci se conforma rigoureusement. Après avoir donné, sans plus tarder, aux Européens, une garde d’élite largement suffisante pour assurer leur sécurité, il dirigea le gros de sa troupe vers la cataracte, dont la petite armée se trouvait éloignée de près d’un kilomètre.
Chose étrange, la tentative de Magopo avait inspiré à tous les membres de la tribu une telle confiance, que les guerriers, loin d’être, comme tout à l’heure, bouleversés par la vue du phénomène, semblent, au contraire, brûler d’impatience de le contempler de plus près.
Ils descendent jusqu’à la chute, contournent la faille, se rangent en demi-cercle, en s’espaçant comme les unités d’une chaîne de tirailleurs, et se mettent en devoir d’escalader le monticule dont le flanc laisse toujours échapper, par une invisible fissure, des torrents de fumée noire.
Puis, ils s’avancent, lentement, mais sans hésiter, brandissent leurs piques, et poussent des cris furibonds, pour effrayer sans doute le monstre invisible jusqu’alors, et qui manifeste sa présence par le seul aspect des vapeurs sinistres.
Madame de Villeroge et sa compagne, Albert, Alexandre, Joseph ainsi que le Bushman et Zouga, se sont placés au bord de la faille, sur un point découvert, d’où il leur est possible d’apercevoir tout à la fois Magopo et les deux jeunes gens, à travers les éclaircies des « Pilons des dieux », ainsi que les guerriers montant à l’assaut de la colline.
Les Européens, voyant que leurs alliés n’ont jusqu’alors affaire qu’à un ennemi imaginaire, se tiennent immobiles, et attendent, avec une impatience pleine d’anxiété, le dénouement de ce mystérieux incident. Inutile de rappeler qu’ils eussent vaillamment payé de leurs personnes, pour combattre un danger réel, et apporté sans hésiter aux Batokas, l’appoint de leur intrépidité.
Depuis quelque temps déjà, les deux jeunes femmes, en dépit de leur énergie, commencent à ressentir une impression de lassitude écrasante, se traduisant par un état de torpeur contre laquelle il leur est difficile de réagir. Leurs compagnons, bien qu’ils soient aguerris contre les ardeurs du climat, peuvent à peine tolérer la chaleur lourde, qui incommoderait des salamandres.
La brise jusqu’alors rafraîchissante, produite par le déplacement qu’imprime aux couches atmosphériques la chute de l’énorme colonne d’eau, arrive maintenant en bouffées suffocantes, comme celles qui sortent d’un haut-fourneau.
Enfin, pendant que les êtres humains, haletants sous cette température de serre chaude, sentent la sueur couler en nappes sur leur face et sur leurs membres, et respirent à peine l’air embrasé qui les entoure, les végétaux eux-mêmes, comme les euphorbes et les cactus, ces sinistres plantes des sables et des rochers, inclinent leurs tiges flétries.
– Ouf ! murmure à demi-voix Joseph, je n’en puis plus.
» Il me semble avaler du plomb fondu.
– C’est un orage qui se forme, répond Albert.
– Et un orage carabiné, je vous le garantis.
» Voyez donc, jusqu’à ces broussailles d’enfer, qui semblent elles-mêmes se dessécher en en ressentant l’approche.
– Il ne serait pas inutile, dit à son tour Alexandre dont la barbe ruisselle, de nous procurer un abri.
– Cette anfractuosité de roche...
– Sera parfaitement suffisante.
» Les dames y seront à couvert, et c’est l’essentiel. Quant à nous qui ne redoutons guère une ondée, eût-elle les dimensions d’une trombe, nous veillerons au dehors, si bon nous semble.
– À propos, et nos amis les Batokas ?
– Ils montent toujours.
» Tiens, les aperçois-tu, à mi-côte, la pique en arrêt ?
– Très bien. Ils ont véritablement le diable au corps, pour évoluer ainsi. Depuis que je vis sous la zone torride, jamais je n’ai tant souffert de la chaleur.
– C’est que, comme le dit Joseph, l’orage qui monte va être carabiné.
– Puisse-t-il amener une bonne averse qui éteigne ce mystérieux brasier flambant au centre de la terre, et faire ainsi que notre pauvre Magopo puisse nous revenir sain et sauf.
– Excellente occasion pour les nommés Barimos de montrer leur toute-puissance, et empêcher ce sacrifice aussi superbe qu’inutile.
– Brave Magopo ! Je ne me consolerais pas de sa mort !
– Alerte !... Voici l’orage.
» Mesdames, veuillez pénétrer sous cette roche en auvent, d’où vous contemplerez, dans un moment, le spectacle le plus majestueux et le plus terrible.
L’orage dont ce brusque changement atmosphérique a été le précurseur infaillible, monte tout à coup à l’horizon, et s’avance avec la vitesse d’un météore.
L’habitant de la zone tempérée ne saurait se faire une idée de l’intensité de ce phénomène, et de la rapidité avec laquelle il se produit.
Un point noir est apparu à l’orient, à l’endroit où la nappe étincelante du fleuve semble couper l’azur du ciel. Ce point grandit, devient une tache qui s’étale, en quelques moments. Le bleu intense du firmament pâlit aussitôt.
Le soleil rougit, se marbre de plaques violettes et semble clignoter au milieu des brumes.
La tache est maintenant une nuée d’un noir opaque, dont l’aspect sinistre est encore augmenté par le fauve rayonnement d’une bande de cuivre qui la circonscrit de tout côtés.
Un silence lugubre enveloppe bientôt l’immense vallée, comme si la nature concentrait toutes ses forces pour résister à la convulsion qui va tout à l’heure la secouer.
Tout se tait, les hommes et les fauves. Le grondement de la cataracte paraît lui-même atténué, et les vapeurs de Mosi oa Tounya, plus denses maintenant, semblent s’élever avec peine, pour former sur l’écran noir des panaches d’une blancheur éblouissante.