» C’est notre frère, après tout, et il était homme de bon conseil.
– De conseil et d’action.
– Cornélis ?...
– Pieter.
– L’inexplicable disparition de master Smith m’alarme en ce moment plus que tout au monde
» Vous ne savez rien de précis à son sujet ?
– Rien.
– Quelle direction a-t-il prise ?
– Je l’ignore. Tout ce que je puis vous dire, c’est que le gentleman ne s’est pas dirigé vers la plaine.
» Il n’a pas dû quitter l’escarpement sur lequel nous nous trouvons.
– Aurait-il fait un faux pas et glissé dans la faille ?
– Encore une fois, je n’en sais rien.
» Ce qui m’inquiète par-dessus tout, c’est que son absence a concordé avec l’apparition de cette colonne de fumée qui s’échappe de dessous terre.
– Ma foi, je vous l’avoue ingénument, tout cela ne me dit rien qui vaille, et j’ai peur...
– Moi aussi. Le sol me brûle les pieds, cette fumée m’épouvante, cette solitude m’étreint le cœur.
» Allons-nous-en.
– C’est cela, partons. Notre engagement se trouve rompu par le fait de l’absence de master Smith, et nous n’avons rien à gagner en demeurant plus longtemps ici.
– Ce ne sera d’ailleurs que partie remise, et nous aurons avant peu reconstitué les éléments d’une nouvelle expédition ayant pour but la conquête du Trésor.
– Mille tonnerres !...
– Qu’y a-t-il ?
– La retraite elle-même nous est interdite !
» Nous sommes cernés.
– Cernés !...
– Voyez plutôt les noirs qui grimpent à l’assaut en brandissant leurs sagaies.
– Bah ! ce ne sont après tout que des nègres, et nous aurons beau jeu.
» Ce nuage noir qui monte, va tout à l’heure déchaîner sur la vallée une effroyable tempête pendant laquelle il nous sera facile de rompre leur ligne et de nous frayer un passage, coûte que coûte.
– Bien dit.
» Attendons qu’ils soient à portée, et faisons feu sur les premiers qui apparaîtront.
Les deux sacripants apprêtèrent leurs armes et se blottirent au milieu de la sinistre futaie leur servant d’abri.
La ligne sombre des guerriers africains progressait lentement, et l’orage éclatait avec toute sa fureur au moment où Pieter, croyant le moment opportun, déchargeait son roër sur un d’entre eux.
Les Batokas, loin d’être effrayés en voyant tomber leur camarade, poussèrent de nouvelles et plus farouches clameurs. Ils comblèrent spontanément le vide produit par sa chute, et pensant avec raison que de nouveaux coups de feu allaient inévitablement succéder au premier, modifièrent aussitôt leur attitude, s’aplatirent sur le sol dont la sombre nuance se confondait avec leur épiderme, et s’avancèrent en rampant comme des reptiles.
Puis, comme s’ils eussent obéi à une consigne, ils saisirent avec un ensemble qu’eussent envié les soldats d’élite de nos troupes européennes, leurs arcs de bois de fer, arrachèrent de leurs carquois les terribles flèches empoisonnées, et firent pleuvoir une grêle de projectiles sur le point où avait surgi la lumière précédant la détonation.
Les deux Boërs qui allaient s’élancer à travers leur ligne subitement devenue invisible, s’arrêtèrent en entendant les sifflements stridents produits par les sinistres messagers de mort.
– Le diable m’emporte et les étrangle tous, vous avez commis une imprudence, Pieter.
» Voyez, avec quelle précision tirent ces coquins, en dépit de l’obscurité.
» Notre buisson est hérissé comme un énorme porc-épic et peu s’en est fallu que je ne fusse atteint.
– Mais, comment donc faire, mille tonnerres ! Je suis complètement à bout de moyens.
– Battons en retraite vers le point d’où s’échappe cette flamme rougeâtre qui vient de succéder à la fumée.
– Y pensez-vous ?
– J’y pense si bien que je quitte la place sans plus tarder.
» Libre à vous de vous laisser larder par leurs maudites pointes empoisonnées.
» Quant à moi, j’aime mieux être quelque peu roussi, plutôt que de succomber à l’horrible agonie produite par le n’goua.
– Vous avez raison, Cornélis. D’autant plus que la pluie commence à tomber.
» Nous pourrons, à la faveur de l’averse, nous glisser plus près de la rive du fleuve, et, qui sait, peut-être trouver un passage suffisant pour nous permettre d’échapper à ce traquenard.
Ce que le Boër qualifiait euphémiquement d’averse, était bel et bien un de ces déluges accompagnant fréquemment les orages équatoriaux.
Figurez-vous le subit écroulement d’une énorme colonne d’eau qui, pendant quelques minutes joint les nuages au sol ; imaginez-vous l’effondrement d’un réservoir de dix lieues carrées, représenté par les nuées qui se condensent par suite d’un léger abaissement de température, et vous aurez à peine l’idée du volume de liquide qui s’abat sur les roches basaltiques enserrant la cataracte Victoria.
C’est une trombe qui roule avec un fracas assourdissant, brisant les végétaux, arrachant les pierres, et produisant une immersion rapide, pour ainsi dire instantanée.
Cramponnés à toutes les aspérités, les Batokas n’ont pas abandonné leur poste et les Européens blottis sous leur abri, pressés les uns contre les autres, formant un groupe compact, résistent de leur mieux à cette cataracte qui n’a rien à envier à sa voisine.
Fort heureusement, la durée de cette convulsion de la nature est presque toujours en raison inverse de sa fureur. Ce fut à peine l’affaire d’un quart d’heure.
La foudre a cessé de rugir au moment où commençait cette formidable averse, et les éclairs ne coupent plus les airs de leurs sillons aveuglants. Le nuage orageux perd aussitôt sa lugubre opacité, le jour se refait peu à peu, blafard d’abord, en même temps que la pluie diminue d’intensité.
Puis, un dernier coup de vent déchire cette voûte sombre, en balaye les lambeaux dans la direction de l’Ouest, et courbe du même coup, pendant un moment, les colonnes de vapeurs flottant au-dessus de la faille, et qui reprennent bientôt leur majestueuse immobilité.
Le soleil apparaît en même temps plus radieux que jamais sur le firmament, dont l’azur acquiert, à travers les couches d’air purifiées par le passage du météore, une intensité incroyable et une diaphanéité merveilleuse.
Européens et Africains, stupéfaits en présence de ce changement à vue qui modifie instantanément l’aspect d’une région tout entière, ne peuvent retenir un long cri d’allégresse et d’admiration.
Tous les regards se tournent vers le point où rougeoyait encore tout à l’heure la mystérieuse flamme vomie des entrailles de la terre...
Il n’y a plus rien. L’œil n’aperçoit aucune trace de feu ni de fumée. Le roc a repris sa configuration première, et sauf le ruissellement de l’eau qui coule en minces filets par toutes les déclivités de la colline, sauf aussi la fraîcheur inusitée des aloès, des euphorbes et des cactus, nul ne pourrait soupçonner le cataclysme passé, ainsi que l’apparition du phénomène qui a tant troublé les paisibles riverains du grand fleuve africain.
Les Barimos sont apaisés, sans que Mosi oa Tounya eût englouti les derniers descendants de leur race, car, au moment où la trombe qui emportait les nuées à un moment courbé les Pilons des Dieux, l’Îlot du Jardin apparut distinctement, grâce à la prodigieuse transparence de l’atmosphère.
Sur l’extrême point du récif corrodé, blanchi par l’action séculaire des eaux, se tenaient trois silhouettes noires, rigides, immobiles, semblables, dans l’éloignement, à trois énormes points d’exclamation, se détachant étrangement sur la substance blanche du promontoire.