– La belle chose, que l’érudition !
– N’est-ce pas. Il faut que je te débarrasse au plus tôt de toutes ces pointes barbelées qui mordent ta chair. Attends un peu...
– C’est le cas de le dire ou jamais.
Et Alexandre, tirant de sa poche une petite trousse de voyage, prit un bistouri, et se mit en devoir de procéder à l’extraction.
Joseph, pendant ce temps, examinait en connaisseur les plaies béantes ouvertes, l’une à l’abdomen de l’éléphant, l’autre au poitrail du cheval. Tous ses instincts d’amateur forcené de tauromachie se réveillaient à la vue de ces formidables éventrements.
– On ne peut pas dire, c’est de la bonne vesogne, de la vesogne bien faite. Un picador eut été fier de voir sa bête ainsi décousue, et tous les spectateurs de la plaza eussent crié bravo !
» J’ai rarement vu pareil trabail, aux courses de Varcelone.
Alexandre s’escrimait avec adresse, et ouvrait méthodiquement les chairs de son ami. Celui-ci, pestait en catalan et en français et se démenait comme un diable, en dépit de cet exutoire en partie double.
– Là... doucement, disait le chirurgien improvisé. Sais-tu bien que tu portes entre cuir et chair un échantillon de chaque variété des épines africaines.
» Tiens, ces lamelles aiguës, recourbées deux à deux en forme de hameçons, avec cette pointe droite qui se dresse au milieu, c’est le type de l’Attends un peu.[3]
– Le bien nommé. Je t’assure qu’il faut bien s’arrêter un peu quand on est harponné de la sorte.
– Ce petit croc très court, qui vous tient ferme et de façon à vous enfoncer une paire d’épines droites de cinq centimètres, si vous voulez vous en débarrasser brusquement, c’est ce Haak-en-steek.
– Ah !... bourreau !
– Je dis Haak-en-steek. Voici le Motjiharra, la mère des Damaras, avec ses rudes pointes en croix, le mimosa commun, aux épines blanches, le Wagt een beetje, ou Acacia detinens (qui arrête).
– Assez !... ne fouille plus dans ma chair et ne fais plus d’histoire naturelle, c’est une aggravation de peine.
– Volontiers. Je vais entreprendre Joseph pendant que tu te reposeras.
– Mille tonnerres ! Je souffre tellement de ma course enragée à travers cette maudite broussaille, que je n’ai même pas eu le temps de te demander comment tu t’es tiré d’affaire.
– D’une façon toute simple et grâce à l’intervention d’un bonhomme de rhinocéros qui m’a offert gratuitement ses services.
– Tu plaisantes !
– Je suis sérieux comme un chef de clinique chirurgicale.
» Allons, Joseph, à votre tour, mon camarade.
Pendant que le Catalan se prêtait d’assez bonne grâce aux multiples extractions, Albert donnait largement carrière à toute son humeur.
– C’est un guignon. Un vrai guignon. Tout va de mal en pis depuis que nous avons rencontré ce prédicant ou soi-disant tel.
» Il avait le mauvais œil, ou... le diable m’emporte.
– Là, calme-toi. Tu as dû en voir bien d’autres, pendant tes courses à travers le monde, et je m’étonne qu’un explorateur endurci comme toi accorde la moindre attention à de semblables vétilles.
» Qu’est donc devenu ton enthousiasme de l’autre jour ? Et ces saillies à l’endroit des personnages qui évoluent sur l’asphalte parisien ?
» Voyons, tout n’est-il pas pour le mieux, en ce moment ? Notre chasse est heureusement terminée, notre passage payé, grâce à ce massacre de gros gibier, et la subsistance de nos pauvres diables assurée.
» Quand j’aurai bien épluché l’épiderme de Joseph, nous retournerons à la rivière. Tu te livreras aux délices d’une pleine eau pendant que l’on fera la curée de mon éléphant, puis je te frictionnerai avec la graisse de cet excellent pachyderme, souveraine, dit-on, contre les accidents analogues à celui dont tu viens d’être victime. Enfin, nous dînerons d’un pied d’éléphant à l’étouffée. C’est un manger délicieux, si j’en crois les attestations des voyageurs.
– Tu as en tous points raison, répondit Albert rasséréné par ces cordiales paroles. Mais, avec mon tempérament plus bouillant qu’une lave, j’enrage à la perspective d’être immobilisé en ce lieu désolé.
– Immobilisé, comment cela ?
– N’es-tu pas démonté ?
– Tant mieux. Je marcherai et je chasserai à pied, sans risquer de me casser le cou. Je pourrai d’ailleurs me procurer un cheval au premier établissement que nous rencontrerons.
Des cris de joie, des hurlements plutôt, interrompirent cette conversation. Les noirs attirés par le coup de feu et la perspective d’un repas plantureux, avaient suivi la piste des chasseurs, et s’exclamaient à la vue de l’animal abattu par Alexandre au bord de la rivière.
Le chirurgien improvisé, referma sa trousse, ramassa sa carabine, et revint dans la direction d’où partaient les clameurs, suivi de ses deux compagnons, conduisant par la bride leurs chevaux exténués.
Bien que horriblement pressés par la faim, les Betchuanas attendent l’arrivée des légitimes possesseurs du gibier. Pour manifester leur joie, et peut-être aussi pour charmer les loisirs imposés par leur volontaire discrétion, ils se livrent aux ébats pittoresques d’une farandole enragée. Celui qui a servi de guide aux Européens, se tient près de la bête inerte, brandit sa sagaie, prêt à la lui planter dans le flanc. Les trois amis ne peuvent retenir une exclamation de surprise, à la vue du cadavre monstrueux. L’éléphant, un géant de l’espèce, s’élève au-dessus des eaux comme une roche de granit gris. L’animal domestiqué que l’on voit dans l’Inde, ou celui que l’on exhibe dans les ménageries, ne saurait supporter un seul instant la comparaison avec ce puissant africain, tombé sur le sol natal, avec sa grandeur originelle. Ce colosse foudroyé, inspire un sentiment d’admiration, presque de terreur, auquel le plus brave essaierait vainement de se soustraire. Ses énormes pieds de devant sont venus s’implanter jusque dans la berge. Sa tête, est appuyée à plat sur le sol, soutenue par les défenses jaunâtres, légèrement cintrées de bas en haut. Entre ces deux blocs d’ivoire, la trompe s’allonge rigide jusqu’au milieu des herbes, prolongeant la ligne formée par son corps et son large front. Signe caractéristique, particulier à la race africaine, ce front est plat, avec une légère convexité, au lieu d’être déprimé au centre comme celui de l’éléphant d’Asie. Ses oreilles, énormément développées, couvrent de leur partie supérieure presque la moitié du cou, et le lobe inférieur vient tomber au niveau du poitrail. La peau du flanc, rude, grise, est profondément tailladée de sillons entrecroisés, analogues aux mailles d’un filet grossier. On n’y remarque d’autre poil qu’un crin raide, court, clairsemé. Le reste est presque entièrement glabre.
Il doit mesurer debout près de quatre mètres. Sa tête seule suffit à cacher un homme se tenant de l’autre côté. Sa défense droite a environ trois mètres de longueur ! Celle de gauche, plus courte de trente centimètres, paraît usée à la pointe. Cette particularité qui surprend les Européens, n’aurait pas lieu de les étonner, si un plus long séjour dans le pays des éléphants les avait familiarisés avec leurs habitudes. Mâle ou femelle, l’éléphant a toujours la défense gauche plus courte et moins lourde que la droite. Elle est également plus luisante. Cette différence provient de ce que l’animal, au moment où il prend sa nourriture, forme avec sa trompe des faisceaux de branches feuillues et les porte à sa bouche de gauche à droite. Ces branches nécessitent, sur la défense, un frottement perpétuel qui amène l’usure. C’est en outre avec la même qu’il est habitué à sonder la terre. L’éléphant est donc gaucher.
3
Il y a, dit Livingstone, dans le sud de l’Afrique, quantité de plantes et d’arbres épineux, portant des épines de toutes tailles et de toutes formes : droites, longues et minces, courtes et grosses, en crochets, en hameçons, en fers de lance, en alênes, si fortes et si coupantes, qu’elles tranchent le cuir comme un rasoir. Les gousses, les noix, les capsules, en un mot, tous les