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Le chef de la horde se tenait toujours, la sagaie en arrêt, dans son attitude de gladiateur.

– Eh ! que diable fais-tu là ? lui demanda en anglais Alexandre que ce geste intriguait. Il est mort, et bien mort, et n’a pas besoin de recevoir la coup de grâce.

– Retirez-vous, chefs blancs, retirez-vous, répondit l’homme.

– Pourquoi ?

Le noir répliqua par une phrase inintelligible, puis, se reculant d’un pas, brandit sa pique avec force, l’enfonça de deux mètres dans l’abdomen, et bondit en arrière avec une merveilleuse agilité.

Une détonation terrible retentit. La peau se fendit en une lézarde longue d’un mètre, et des gaz s’échappèrent avec un bruit de soufflet de forge.

Albert et Alexandre stupéfaits n’étaient heureusement pas sur le trajet de la trombe. Mais le pauvre Joseph qui examinait curieusement l’opération du Betchuana, se trouva projeté avec une force irrésistible au beau milieu de la rivière.

– Caraï ! jura-t-il en se relevant furieux, la bermine, il avait donc une torpille dans les voyaux !

– Bon, répondit Albert en éclatant de rire, je saisis l’utilité de la recommandation de notre guide. Il y a trois heures que la bête est morte et ce soleil à pic qui darde sur elle des rayons brûlants a développé ces gaz qui gonflaient sa peau comme un tambour.

» Je comprends maintenant que l’on ait justement comparé à la détonation d’une pièce d’artillerie, l’explosion produite par la perforation d’un cadavre d’éléphant resté pendant un jour exposé à la radiation solaire.

» Et maintenant, mes gaillards, régalez-vous !

Bien que la faim leur tordît les entrailles, ces pauvres gens ne se précipitèrent pas sur la bête, comme le jeune homme s’y attendait. Avec une discrétion, une courtoisie d’autant plus méritoires en pareil moment, le chef coupa la trompe, détacha habilement les deux pieds de devant, les morceaux de choix, et les déposa devant les Européens. Puis il fit un signe.

Avez-vous vu se ruer une meute de chiens de Saint-Hubert ou de bâtards du Poitou, alors qu’après avoir été maintenus par le fouet du valet de chiens devant la peau du cerf recouvrant les morceaux destinés à la curée, le piqueur enlève brusquement cette peau, et les laisse se repaître ? S’il vous a été donné de contempler ce spectacle, vous aurez à peine une idée de la curée de l’éléphant par les indigènes de l’Afrique Australe.

C’est une indescriptible confusion de bras, de jambes et de torses agités de convulsions frénétiques. Les noirs armés de sagaies, de couteaux, de pioches, de haches, escaladent la proie monstrueuse, crient, hurlent, beuglent, se battent, s’escriment sur la peau rugueuse qu’ils ont peine à entamer, déchiquettent la chair, hachent les tendons, brisent les os, se vautrent dans la graisse, se roulent dans le sang, glissent et tombent sur les entrailles. La faim les talonnant de plus en plus, ils avalent tout crus des morceaux énormes, avec ces mouvements saccadés de déglutition habituels aux animaux de basse-cour qui se gavent précipitamment. Hommes, femmes, enfants dévorent à pleines poignées la graisse, les lambeaux d’intestins, et toutes les parties de facile absorption.

La carcasse est à jour. Il en est qui ont complètement disparu dans l’intérieur du monstre, pour en sortir souillés de sang des pieds à la tête.

Cette fantastique restauration dura une heure. Puis, quand une partie du colosse eut été engloutie, quand une volumineuse protubérance eut remplacé le creux lamentable offert jadis par tous ces abdomens, les craquements des mandibules s’arrêtèrent, et une partie des dîneurs bien repus, se mirent à entonner des chants bizarrement modulés d’une voix caverneuse et d’un ton sépulcral.

Le guide, qui décidément possède la reconnaissance de l’estomac, semble se multiplier. Bien loin de s’endormir comme un phoque sur le sable, pour digérer ce repas trop copieux, il s’évertue à creuser une fosse large et profonde. L’excavation terminée, il va y déposer les pieds de l’éléphant, les recouvrir de cendres, de charbons et de menu bois afin de les faire cuire pendant la nuit à la manière classique, lorsque Alexandre l’arrête.

– Je serais curieux, dit-il à son ami, de connaître la hauteur exacte de mon gibier.

– Cela me semble difficile.

– Moins que tu ne le penses.

– Dame ! comme tu ne possèdes nul instrument de précision, et que la bête se trouve couchée sur le flanc, je ne vois pas comment tu pourras arriver à ton but.

– La hausse de ma carabine étant graduée en centimètres et en millimètres, il m’est facile de marquer un décimètre sur un petit morceau de peau. Cela fait, je reporte dix fois ce décimètre sur une courroie que je marque de neuf crans. Me voici donc possesseur d’un mètre.

– Bon. Mais les difficultés relatives à la mensuration elle-même ne sont pas résolues par ta reconstitution, fort ingénieuse d’ailleurs, de l’unité de mesure.

– Un peu de patience. Je prends la circonférence exacte d’un des pieds de devant, et je trouve un mètre quatre-vingt-dix centimètres, ce qui, multiplié par deux, me donne trois mètres quatre-vingts centimètres. Ce chiffre indique la hauteur absolue de notre animal.

– Pas possible !

– Absolument. Ce procédé, préconisé par le docteur Livingstone qui l’a fréquemment employé, est infaillible, au dire de l’illustre explorateur. Il ne peut, bien entendu, s’appliquer qu’aux adultes.

– Bravo ! mon cher Alexandre. Reçois mes félicitations sincères.

» Et maintenant, mon camarade, dit-il au chef, passablement intrigué par cette opération cabalistique, prépare-nous ton rôti. Car si tes congénères sont bien repus, nous sommes, quant à nous, complètement sur les dents.

Le noir, s’il ne comprit pas littéralement les phrases, en saisit néanmoins la pensée et montra aux blancs un brasier sur lequel grillaient, à feu doux, quelques tronçons de trompe.

– À la bonne heure, et merci de l’attention. Si la saveur est en rapport avec l’odeur, ce doit être exquis.

» Allons, Alexandre, Joseph, à table !

– La trompe est décidément un manger délicieux, interrompit au bout de quelques minutes, la bouche pleine, l’enragé causeur. Maintenant que nos émotions sont passées, que cette viande succulente infuse à mon organisme une nouvelle vigueur, je suis tout confus de ma mauvaise humeur de tout à l’heure.

– Parbleu ! il n’y a qu’à se laisser vivre. Tu n’as même pas eu besoin de prendre de bain et la plupart de tes piqûres d’épines commencent à se sécher spontanément. Dans deux jours, il n’y paraîtra plus. Mais, par exemple, tu as une singulière figure et l’on dirait que tu as eu affaire à une douzaine de chats en furie.

– Tu as raison. Il n’y a qu’à se laisser vivre. D’autant plus que, pour notre coup d’essai, nous n’avons pas trop mal réussi.

– Nous sommes en effet nantis, ainsi que nos compagnons, d’un joli stock de provisions.

– Ce n’est pas ce que je veux dire. Indépendamment du plaisir de la chasse, qui peut bien entrer en ligne de compte, tu oublies l’ivoire.

– Tiens, c’est vrai.

– Écoute-moi donc, homme trop désintéressé. Sais-tu combien peuvent peser les défenses de ton éléphant ?

– Environ cent kilogrammes les deux.

– Au bas mot. Connais-tu le prix de l’ivoire ?

– Quinze francs le kilogramme, si j’ai bonne mémoire.

– Parfaitement. Cent multiplié par quinze, égale quinze cents, si l’arithmétique est une science exacte. C’est donc quinze cents francs que te rapporte le placement de ta balle cylindro-ogivale entre l’œil et l’oreille de cet honnête pachyderme.