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Étant donné le voisinage des lions, le malheureux qui implorait ainsi l’assistance des chasseurs était un homme perdu.

– À moi !... à moi !... gémissait-il.

» I am lost !...

Albert, cédant aux instincts de sa nature plus brave que réfléchie, allait bondir vers le point d’où partaient les cris. La main d’Alexandre s’abattit lourdement sur son épaule.

– Du calme, ami. Tu cours à une mort certaine.

– ... Et inutile, renchérit Joseph.

– À moi !... cria une dernière fois la voix qui devint faible comme un souffle.

Puis, on entendit un bruit étouffé produit comme par la chute d’un corps assez pesant, et un grand lion, tenant dans sa gueule une masse blanchâtre, traversa lentement la clairière. Les trois amis terrifiés, reconnurent dans ce corps inerte, que le félin portait avec autant de facilité qu’un chat le ferait d’une souris, la silhouette d’un homme.

D’un mouvement machinal, Albert porta sa carabine à son épaule et fit feu sans pour ainsi dire avoir visé. Il n’est pas de chasseur qui n’ait ainsi, dans un cas désespéré, jeté son coup de fusil d’une façon en quelque sorte instinctive et généralement avec un plein succès.

Ce tir « au coup d’épaule » arrêta net le lion qui laissa tomber sa proie et s’accroupit lentement. La tête droite, la gueule ouverte, la face tournée vers ces adversaires inattendus, il se mit à rugir d’une façon formidable, pendant que ses griffes, posées à plat sur le malheureux qui ne donnait plus signe de vie, semblaient pétrir sa chair inerte.

Albert, Joseph et Alexandre mirent froidement en joue.

– Feu !... cria ce dernier.

Les trois coups n’en firent qu’un seul. Le félin se dressa de toute sa hauteur, recula tout debout comme un cheval qui se cabre, fit trois ou quatre pas sur ses pieds de derrière et retomba foudroyé.

En dépit des prières du guide qui craignant, non sans raison, les dernières convulsions d’agonie du félin frappé à mort, les adjurait de rester à leur place, Albert et Alexandre, insouciants du péril, se précipitèrent vers le malheureux étendu sur le sol. Pendant que son ami envoyait au lion le coup de grâce, Alexandre soulevait le blessé dans ses bras robustes, et l’apportait près du foyer. C’était un Européen. Le pauvre diable était, à première vue, dans un état déplorable. De longs sillons sanglants balafraient son dos, et un de ses bras, brisé sans doute par les terribles crocs de l’animal, pendait le long de son corps.

Quelques gouttes d’eau froide le firent revenir à lui, il entrouvrit les yeux, et les referma aussitôt, après avoir jeté un regard effaré sur son sauveur. Puis, il se mit à balbutier des mots sans suite, comme un homme en proie à une terrible obsession. Chose étrange, les paroles échappées à son délire fort admissible d’ailleurs, n’avaient nullement rapport au péril auquel il venait d’échapper si miraculeusement. Il paraissait hanté par le souvenir d’un assassinat mystérieux et confondait, dans ses phrases hachées, la victime, la loi de Lynch, la police et les assassins.

– Qu’allons-nous faire de ce malheureux ? demanda Albert tout en prodiguant au blessé des soins intelligents que sa pratique des explorations lointaines lui rendait familiers.

– Je ne sais trop, répondit Alexandre. Si d’un côté nous ne pouvons pas l’emmener avec nous, eu égard à l’insuffisance de nos moyens de transport, il nous est d’autre part impossible de l’abandonner ainsi.

– C’est bien mon intention. Je vais tâcher de lui confectionner un appareil destiné à immobiliser ce bras qui me semble fracturé ; puis, s’il peut supporter le pas du cheval, nous le hisserons sur une de nos bêtes afin de le conduire à la première station.

– Que diable cet homme pouvait-il bien faire seul, à pareille heure, dans un tel lieu ?

– Quelque infortuné probablement échappé à un massacre, et que poursuit l’appréhension d’un drame lugubre.

– Ou un coupable en proie aux remords. Car il ne faut pas se dissimuler que nous avons quitté récemment une population passablement mélangée.

Un geste d’impatience échappait en même temps à Albert qui essayait vainement de maintenir, entre deux attelles grossièrement façonnées avec son couteau de chasse, le membre brisé.

Le guide, voyant l’inutilité de ses efforts, s’approcha et lui dit à voix basse :

– Écoute-moi, chef, et attends un moment. Je vais, si tu veux, panser ce blanc à la façon des hommes de mon pays.

– Fais donc comme tu l’entends, car je le torture inutilement. Heureusement qu’il s’est évanoui de nouveau, et que sa syncope l’empêche au moins de sentir la souffrance.

Le noir inventoria la clairière d’un rapide regard, puis, avisant un jeune arbre à peu près de la grosseur du membre blessé, il détacha adroitement l’écorce par une fente longitudinale. Entrouvrant ensuite cette sorte d’étui, il y plaça le bras et assujettit l’enveloppe avec une liane flexible.

La pose de cet appareil si simple et si ingénieux, analogue aux gouttières dont se servent journellement nos chirurgiens, procura au malade un soulagement immédiat. Il s’agita légèrement, demanda à boire, absorba avidement quelques gorgées d’eau, puis s’endormit d’un sommeil de plomb.

Cependant d’odorantes senteurs de rôti cuit à point emplissaient la clairière. Joseph en fit plaisamment la remarque, et ajouta qu’il faisait très faim, après ces multiples incidents qui, en chassant le sommeil, avaient aiguisé l’appétit des voyageurs.

– Tu as pardieu bien raison, répliqua Albert. Nous avons hier abandonné, par force majeure, notre sanglier au moment où nous allions savourer sa chair. Je serais d’avis de goûter sans désemparer à nos pieds d’éléphant.

Le guide infatigable, éparpilla les braises couvrant le sol, et déterra avec d’infinies précautions, le mets indigène enfoui dans la terre brûlante. La cuisson avait prodigieusement enflé les pieds du pachyderme, et la forme en était devenue méconnaissable. Mais, ils avaient si bonne mine et exhalaient un si suave parfum que les trois affamés tirèrent chacun de leur côté avec l’empressement que l’on peut croire.

– Mais, c’est un manger de roi ! s’écria Albert la bouche pleine.

– ... D’empereur, de satrape, de nabab, renchérit Alexandre. Enfoncés, les pieds d’ours... enfoncés, les pieds de porc avec ou sans truffes...

– Non, jamais nos modernes Lucullus ne feront figurer sur leurs tables un pareil morceau. C’est en vain que leur or met à contribution tous les pays, il est de ces choses que leur luxe ne peut atteindre.

– Il est inconcevable qu’un animal aussi lourd, aussi matériel, puisse donner un mets si fin ; si délicat.

– Je ne n’étonne plus que le sauvage quadrupède qui s’intitule le roi de la forêt, soit venu, le gourmand, humer l’odeur s’exhalant de cette primitive lèchefrite.

– Tiens, c’est vrai. Tout entier à nos fonctions gastronomiques, j’oubliais ces félins rageurs.

» Et notre factotum indigène, qui prétendait que la vue des blancs leur inspire une frayeur irrésistible. Le pauvre blessé qui s’agite en ce moment sur l’herbe, peut donner un cruel démenti à cette affirmation.

Cette réflexion, faite en anglais, piqua le guide qui riposta de sa voix gutturale :

– J’ai connu le blanc vénérable qui s’appelait Daoud.[4] Il savait bien, lui, que le lion est un animal poltron qui s’attaque seulement aux animaux plus faibles. Le bel exploit, vraiment, de déchirer un blesbock, un inyala ou un gnou !

» Tiens, j’ai accompagné Daoud et Ma-Robert[5] au lac Ngami. Deux lions attaquèrent un petit buffle. Ils n’osaient pas se jeter sur la mère. Celle-ci bondit sur l’un d’eux, l’enleva sur ses cornes et le tua du coup. L’autre s’enfuit comme un lâche.

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4

David. Les noirs de l’Afrique Australe appelaient ainsi le Dr David Livingstone.

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5

Nom donné par les indigènes à mistress Livingstone.]