» Une autre fois, Daoud s’endormit pendant la nuit derrière un buisson, entre deux hommes de ma tribu. On avait négligé d’entretenir le feu. Un lion s’approcha des charbons presque éteints. Il se mit à rugir, mais ne sauta pas sur les hommes placés a quelques pas de lui. Il n’osa même pas se précipiter sur un bœuf attaché aux broussailles, Ayant reconnu un blanc, il se retira assez loin et se mit à gronder jusqu’au moment où le jour parut.
» Mais tu ne sais donc pas que, aux environs des kraals habités par les blancs dont les fusils ont subitement éloigné le gibier, des lions mourant de faim ont mangé leurs petits, plutôt que d’attaquer les hommes de ta race.
– Tout ce que tu dis là est parfait, mais n’empêche pas que cette nuit, à notre nez, à notre barbe, nous avons eu la preuve du contraire.
» Je respecte infiniment l’opinion de l’illustre voyageur, mais elle ne saurait être absolue. Et d’ailleurs, une fois n’est pas coutume.
N’en déplaise pourtant à nos héros, et pour l’édification du lecteur, je ne puis résister au désir de mettre sous ses yeux, ce que le docteur Livingstone a écrit relativement au lion de l’Afrique Australe. Puisse cette citation émanant d’un homme aussi autorisé, rectifier les assertions erronées de voyageurs en chambre, ou les récits d’auteurs qui ont pu s’exagérer à eux-mêmes et de bonne foi, la somme des dangers courus en traversant les pays habités par le lion.
« En plein jour, dit l’illustre voyageur anglais, le lion s’arrête une ou deux secondes pour examiner la personne qui le rencontre. Il tourne ensuite lentement autour d’elle, s’éloigne de quelques pas, toujours avec lenteur et en regardant derrière lui par-dessus son épaule. Puis il commence à trotter et s’enfuit en bondissant comme un lévrier, aussitôt qu’il suppose qu’on ne peut plus l’apercevoir. À la clarté du soleil, on ne court pas le moindre danger d’être attaqué par un lion qu’on laisse tranquille, et même la nuit, quand il fait clair de lune. La sécurité que nous éprouvions la nuit, quand il y avait de la lune, était si grande, que nous attachions rarement nos bœufs qui couchaient près de nos wagons ; tandis que par les nuits sombres et pluvieuses, s’il se trouvait un lion dans le voisinage, on pouvait être certain qu’il chercherait à dévorer l’un d’eux.
» Lorsque vous rencontrez un lion en plein jour et si, échappant à des idées préconçues, vous ne croyez pas avoir devant les yeux quelque chose de très majestueux, vous apercevez tout simplement un animal un peu plus fort que le plus gros dogue que vous ayez jamais vu et dont les traits se rapprochent beaucoup de ceux que présente la race canine.[6] Sa face ne ressemble guère à celle que les gravures nous offrent ordinairement. Le nez se prolonge en museau de chien et a fort peu de rapport avec celui dont les peintres conservent la tradition.
» La même idée qui a poussé les peintres modernes à représenter le lion sous des traits de fantaisie, a conduit des sentimentalistes à regarder son rugissement comme le plus terrible des cris de la terre. Nous avons entendu ce « rugissement majestueux du roi des animaux », cette voix est bien faite pour inspirer la crainte lorsqu’elle se mêle au bruit du tonnerre de cette contrée, quand la nuit est si noire, qu’après chaque éclair aussi brillant que rapide, vous êtes comme frappé d’une cécité complète, alors que la pluie tombe avec une telle violence que votre feu s’éteint et vous laisse sans protection, n’ayant pas même celle d’un arbre ou de votre fusil qui, tout mouillé, peut rater au premier coup. Mais lorsque vous êtes dans un chariot, la chose est différente, et vous écoutez ce rugissement du lion sans respect ni terreur.
» Le cri de l’autruche est aussi retentissant et n’a jamais effrayé l’homme. Cette assertion que j’ai émise il y a quelques années, ayant été révoquée en doute, je me suis dès lors soigneusement enquis de l’opinion des Européens qui ont entendu l’un et l’autre. Je leur ai demandé s’ils pouvaient découvrir la moindre différence entre ce rugissement du lion et celui d’une autruche. Ils m’ont tous répondu qu’ils n’en trouvaient aucune à quelque distance que l’animal fût placé.
» Enfin, la chasse au lion avec des chiens est fort peu dangereuse comparativement à celle du tigre de l’Inde. Car, dans ces circonstances, le lion lancé par la meute qui le réduit aux abois, donne au chasseur le temps nécessaire pour le viser avec calme et le tirer à loisir.
» Il faut s’attendre à trouver les lions en grand nombre dans tous les endroits où le gibier est abondant. Ils se réunissent par bandes de six ou huit individus pour aller chercher pâture. On est toutefois beaucoup plus en danger d’être écrasé dans les rues de Londres, que d’être dévoré par les lions, à moins que l’on ne se mette à les chasser. Rien en vérité de ce que j’ai vu ou entendu raconter à leur égard ne saurait faire obstacle aux desseins d’un homme courageux et l’arrêter dans sa course... »
Le jour allait paraître, et les Européens s’apprêtaient à se mettre à la recherche de l’éléphant blessé, après avoir dépouillé les deux lions tués pendant la nuit. Le malade venait de s’éveiller. Il paraissait plus calme et ne jetait plus sur ses sauveurs des regards effarés.
Une acclamation joyeuse salua l’arrivée d’un nouveau personnage que sa mise hétéroclite fit reconnaître au premier abord.
– Comment ! s’écria avec son habituelle cordialité Albert de Villeroge, en se précipitant vers le nouveau venu, c’est vous, mon Révérend ?
» Ah ! parbleu, nous sommes enchantés de vous revoir. Vous avez pu enfin échapper à votre orchestre ambulant.
» Mes compliments sincères. Tenez, asseyez-vous et mangez. Les reliefs de notre festin suffiront amplement à vous rassasier si vous avez faim. Nous allons faire une petite excursion. Vous permettez, n’est-ce pas ?
– Mille remerciements, messieurs. J’accepte de grand cœur votre offre si bienveillante. Je n’en puis plus de fatigue et d’inanition.
Puis, son regard tombant sur le blessé, il put à peine réprimer un tressaillement rapide.
– Ouais !... dit-il en aparté. Qu’est-ce que cela signifie ? Master Will ici... Will le policeman de Nelson’s Fountain ?
» Soupçonnerait il la vérité ?
» Dans tous les cas, jouons serré.
VIII
Policeman et bandit. – Le personnel de la caravane s’augmente d’un guide, d’un espion et d’un ennemi. – Le désert de Kalahari. – Tubercules alimentaires et melons d’eau. – Percussion appliquée à l’alimentation. – Bushmen et Bakalaharis. – Usage auquel on affecte dans le désert la panse du couagga. – La soif !... – Pronostics fâcheux tirés de la présence des gelinottes. – Quadrupèdes pouvant presque se passer de boire. – Inductions résultant de la vue d’une trace de rhinocéros. – Une citerne invisible dans le Kalahari. – De l’eau. – Source tarie. – Désastre.
L’agent de police et le faux missionnaire avaient, l’un et l’autre, trop d’intérêt à suivre les trois Européens, pour ne pas vivre en bonne intelligence et se comprendre à demi-mot. Le Révérend – nous devons le désigner sous ce nom jusqu’à nouvel ordre – sut mettre à profit, avec une habileté diabolique l’absence de ses hôtes, partis à la recherche de l’éléphant blessé par Joseph. Il se fit câlin, naïf, persuasif, et roula comme un maquignon normand le policeman qui crut, sincèrement, avoir battu à plat le pauvre prédicant.