Ce territoire est habité par des tribus composées de Bushmen et de Bakalaharis. Les Bushmen, que certains ethnographes rapportent à la famille des Hottentots, sont généralement de petite taille sans avoir pour cela la difformité des nains. Ce sont de vrais nomades, qui ne cultivent jamais la terre et n’élèvent pas les animaux domestiques. Chasseurs passionnés, leur vie se passe à la poursuite du gibier qu’ils traquent sans trêve ni merci, et qu’ils dévorent sur place, avec des racines, des fèves et des fruits sauvages que les femmes sont chargées de recueillir. Maigres, nerveux, infatigables, ils sont, comme l’Arabe du désert, susceptibles d’endurer des fatigues excessives et des privations inouïes.
Les Bakalaharis, qui sont un rameau de la famille des Betchuanas, se livrent au contraire, avec passion à l’agriculture et à l’élevage du bétail. Ils façonnent à la houe des champs qu’ils défrichent patiemment, bien que trop souvent, ce terrain ingrat ne leur donne, en récompense de vaillants efforts, qu’une piètre récolte de melons et de citrouilles. Des racines, quelques grains de millet, du lait de chèvre, tel est le maigre ordinaire de ces pauvres gens.
Les cinq Européens et leur noir conducteur se trouvent depuis une semaine dans ce désert dont la grande solitude australienne peut seule donner une idée, toutes proportions gardées d’ailleurs. Les privations ont été bien dures déjà ; et si à plusieurs reprises la petite troupe s’est couchée sans dîner, la disette d’eau, en revanche, a été presque constante. Il a fallu, dès le second jour, abandonner les défenses des trois éléphants que portait un des chevaux. L’animal devant fournir à l’alimentation générale le contingent de ses quatre jambes, il ne fallait pas songer à lui imposer un surcroît de charge qui l’eût bientôt mis sur les dents. Alexandre, Albert ou Joseph, l’enfourchaient à tour de rôle et le lançaient à la poursuite d’une antilope, d’un buffle ou d’une girafe. L’autre cheval servait à transporter master Will dont le bras immobilisé dans l’appareil que l’on sait, se solidifiait lentement. Le Révérend, son chapeau de soie sur la tête, flottant dans sa redingote de clerc d’huissier, avait marché jusqu’alors en homme auquel tous les besoins de la vie matérielle demeurent inconnus.
Alexandre avait tué cinq jours auparavant un couagga (equus quaccha), solipède assez semblable comme forme au zèbre, mais un peu plus petit. En outre, les bandes transversales qui ornent d’une façon si merveilleuse la robe du zèbre, n’apparaissent plus, sur le couagga qu’au cou, à la tête et aux flancs. Le guide Zouga avait mis de côté la panse de l’animal, prétendant, et avec raison, qu’elle constitue le meilleur récipient pour conserver l’eau potable. Cette outre africaine ayant été remplie à une flaque d’eau vaseuse, son contenu a constitué pendant deux jours l’unique ressource de la caravane. Depuis vingt-quatre heures elle est complètement vide, et chacun est en proie aux tortures d’une soif affreuse. Le policeman surtout, que la fièvre dévore, pousse des cris étranglés et semble plongé dans un délire furieux. Il a eu pourtant la plus abondante part, et ses compagnons ont héroïquement renoncé à une partie de leur ration, en considération de sa blessure. Sacrifice bien méritoire, dont le pauvre diable ne peut même pas apprécier tout le prix car il a la tête perdue. Les chevaux se traînent à peine, et les hommes, la gorge ardente, les lèvres crevassées, la langue tuméfiée, s’avancent lourdement, et titubent à chaque pas, pris de vertige.
Zouga soutient leur courage en leur annonçant qu’il connaît une fontaine assez rapprochée, et qu’ils auront dans la soirée une eau limpide et abondante. Pourtant, rien dans la configuration du terrain ne fait pressentir l’approche de cette source qui seule peut sauver d’une mort certaine les malheureux voyageurs. À perte de vue, le terrain conserve sa morne et désespérante monotonie. Partout des herbes jaunies, partout des îlots de sable desséché, d’où émergent de maigres broussailles ou des arbres rabougris. Il n’y a plus ni melons d’eau, ni racines tuberculeuses. Les pauvres habitants du Kalahari ont depuis longtemps dévoré tout ce qui est susceptible de renfermer un atome de liquide.
Albert de Villeroge, familiarisé par un séjour antérieur en Afrique Australe avec les mystères de cette terre désolée, montre au guide, d’un geste découragé, des bandes de gelinottes qui s’envolent avec de rapides ronflements d’ailes. Les gelinottes sont en général des oiseaux sinistres qui ne se nourrissent que d’insectes et que l’on rencontre seulement dans les terres arides et brûlées. Nul autre oiseau de rocher ne s’enlève sur leur passage, ce qui annonce obstinément le plus complet abandon de la nature.
– Patience, chef, murmura le guide, patience et courage.
– Mais, vois donc, mon pauvre Zouga, si tous les animaux que nous rencontrons n’appartiennent pas aux espèces qui peuvent presque absolument se passer de boire.
» Que ne jouissons-nous hélas ! du même privilège.
» Tiens ! encore un steinbock![7] Et ce pouti...[8] [Voici un troupeau de gemsbocks.[9]
» Depuis ce matin, nous ne trouvons que des élans,[10] des coudous,[11] des springbocks,[12] des porcs-épics[13] ou des autruches. Tu sais bien que tous ces damnés animaux peuvent vivre comme de véritables salamandres dans cette atmosphère de feu, et ne pas s’apercevoir du manque d’eau.
Le guide sourit et montra du bout de son doigt, sec comme un bâton de réglisse, une trace récente de dimensions considérables, et profondément marquée sur le sol.
– Rhinocéros, dit-il simplement.
– Je le veux bien. Mais qu’est-ce que cela prouve ?
– Que si les animaux que tu viens de me nommer peuvent être éloignés de cinquante ou soixante milles d’une source, le rhinocéros ne saurait s’en écarter de plus de sept ou huit.
» Tiens ! regarde.
– Je vois là-bas, à perte de vue une troupe de girafes...
– Et ces gnous[14] qui s’enfuient sur la gauche.
– Parbleu, ce ne sont pas les quadrupèdes qui manquent. Il y a aussi des buffles, des zèbres, des pallahs.[15]
– Eh ! bien, la présence des girafes, des gnous, des buffles, des zèbres et des pallahs, nous annonce, comme celle du rhinocéros, que l’eau n’est certainement pas éloignée de plus de sept ou huit milles.
– Allons, mes amis, s’écria d’une voix étranglée le jeune homme, un peu de courage. Il paraît que nous arrivons.
Les chevaux avertis par leur instinct, relèvent la tête et reprennent un peu d’énergie. Les hommes, encouragés par la perspective d’une prochaine délivrance, redoublent d’efforts. La petite troupe marche pendant près de trois heures dans un morne silence, puis, bêtes et gens complètement épuisés, s’arrêtent au milieu d’un taillis épais, composé de buissons et d’arbres couverts de fleurs lilas, appartenant à la famille des légumineuses.