– C’est là, dit Zouga d’une voix triomphante.
– Mais il n’y a que du sable, s’écrient désespérés les Européens.
– À boire !... À boire !... râle la voix rauque de master Will.
Le guide reconnaît un îlot de sable légèrement déprimé en forme de cuvette, dont le fond, piétiné par les animaux, conserve les empreintes nombreuses de sabots aigus. Il s’accroupit sans mot dire, et voyant la prostration des blancs, se met à fouiller le sable à pleines mains.
– Eh ! que fais-tu donc là ? demande Alexandre.
– Je creuse le puits. Peux-tu m’aider ?
– Oui, que faut-il faire ?
– Comme moi. « Dig » (creuse).
» Mais tes mains fines sont trop faibles, tes doigts seront bientôt ensanglantés. Prends ton sabre et fouille ce sable.
– ... Et nous trouverons l’eau ?
– Oui.
– En es-tu certain ?
– Autant qu’il est possible à une pauvre créature humaine.
– Et si ton espoir est trompé !
– Il nous faudra marcher près de trois jours pour arriver à une nouvelle source.
– Ce serait pour nous la mort.
– Rassure-toi, chef, l’eau est ici. Vois, le sable commence à devenir humide.
Alexandre, le moins éprouvé par la soif, n’est pas resté inactif pendant ce rapide colloque. Albert, Joseph et le Révérend, stimulés par l’exemple, font de leur mieux et fouillent avec acharnement. Master Will lui-même se traîne sur le sol et se met à gratter de sa main valide.
Ils déblayèrent de la sorte un espace pouvant mesurer deux mètres carrés sur autant de profondeur. Zouga dut bientôt modérer leur ardeur, et leur recommander expressément de ne pas percer la couche assez dure formant le fond imperméable du trou. Car une fois cette couche perforée, l’eau s’échapperait immédiatement pour ne jamais reparaître.
L’instinct du guide ne l’avait pas trompé. Lorsque les terrassiers improvisés arrivèrent à ce fond solide, une eau claire, fraîche et limpide commença à sourdre lentement et de tous côtés, mais parallèlement à la cuvette, c’est-à-dire à la base des parois de l’excavation.
Les voyageurs haletants, congestionnés, durent souffrir les derniers tourments d’une attente qui leur parut longue d’un siècle, jusqu’à ce que le précieux liquide se fût amassé en quantité suffisante pour parer au plus pressant besoin.
Puis, ce fut une joie, une furie, un délire, que comprendront ceux qui, sous un soleil torride, ont enduré cette épouvantable torture à laquelle nulle souffrance humaine ne saurait être comparable. Toute prudence est oubliée. Ces malheureux dont le sang est épaissi par des sueurs profuses, dont les viscères sont desséchés par une atmosphère de hauts fourneaux, dont le corps est émacié comme après un jeune absolu de quinze jours, se ruent sur l’élément bienfaisant, et absorbent avec une brutalité de fauves cette eau qui infuse à leur organisme une existence nouvelle.
Zouga doit presque user de violence pour les arracher de la fosse au fond de laquelle ils sont agenouillés, sans souci du péril mortel pouvant résulter d’un excès si facile à commettre.
Les chevaux furent ensuite largement abreuvés et Alexandre, craignant de voir se tarir cette source vraiment miraculeuse à l’existence de laquelle nul n’eût osé croire quelques heures auparavant, emplit la panse de couagga, en prévision de l’avenir.
– Tu es prudent, dit en souriant le guide. C’est bien, tu es un grand chef. Mais, sois tranquille. Demain matin, le trou sera plein. Il n’y a aucun danger que l’eau disparaisse avant notre départ. Nous comblerons alors la fosse, parce que les grands animaux, en venant boire, pourraient en percer le fond sous leurs sabots.
» Maintenant, mangeons.
Quelques tranches de viande séchée firent, avec deux gelinottes rôties, les frais d’un dîner qui fut absorbé d’excellent appétit, puis, chacun s’arrangea pour camper à sa fantaisie sur le sable encore tiède. Les feux furent allumés, et la nuit tomba rapidement.
– Je ne suis pas curieux outre mesure, disait Albert de cet accent bas et monotone, particulier à ceux que gagne le sommeil, mais je serais assez satisfait de connaître l’origine de cette source providentielle que le brave Zouga a découverte d’une façon non moins providentielle.
» Le terrain plat à perte de vue, sans élévation ni dépression, éloigne toute idée de ces courants souterrains qui produisent les puits artésiens. Et d’ailleurs, cette eau qui filtre simplement à travers le sable, ne dépasse pas un niveau peu élevé ; elle ne cherche pas à monter, enfin, la couche imperméable ne pourrait pas s’étendre au loin...
» Allons, c’est un mystère dont je n’aurai pas la clef.
– Ne croiriez-vous pas plutôt, interrompit le Révérend de sa voix sèche comme un froissement d’élytres de criquet, que l’eau viendrait d’une source qui s’infiltre dans le sable et s’y perd avant d’arriver à la surface du sol.
» Le Kalahari a dû être, à une époque très rapprochée, sillonné d’un grand nombre de cours d’eau dont nous voyons fréquemment les lits desséchés. Je penserais volontiers que certaines couches inférieures ont pu, grâce à leur imperméabilité, empêcher la complète évaporation. Admettez simplement une légère différence de niveau dans le prolongement d’une de ces couches recouvertes de sable, cette dépression suffirait à faire apparaître le liquide aussitôt que le sable formant une sorte d’enduit isolant a été enlevé.
» Je vous donne ma supposition pour ce qu’elle vaut, et sans le moindre amour-propre d’auteur.
– Vous devez avoir raison, mon Révérend, et je vous remercie de cette explication qui va m’empêcher d’être cauchemardé par un problème d’hydroscopie.
» Messieurs, bonsoir ou plutôt bonne nuit !
Le soleil émergeait à peine du rideau de broussailles bordant l’horizon, qu’un cri, un hurlement de colère et de désespoir poussé par le guide, éveillait les dormeurs.
Tous se lèvent d’un bond, appréhendant une catastrophe. La réalité est hélas ! pire que les suppositions les plus désastreuses. La source est complètement tarie. Au milieu de l’excavation, dont le fond semble avoir été piétiné pendant la nuit, on aperçoit un trou irrégulier par où s’est échappée jusqu’à la dernière goutte de liquide. Le puits est pour jamais détruit.
– Mille tonnerres, s’écrie Alexandre furieux, homme ou bête, qui diable a eu l’audace ou la scélératesse de commettre un pareil acte de vandalisme.
» J’aimerais mieux avoir ce trou au beau milieu de la poitrine.
– Je ne puis croire, répond Albert anéanti, qu’un fauve fût ainsi venu à deux pas de nous pour se désaltérer. D’autre part, je n’aperçois aucune trace.
– Eh ! pardieu, que veux-tu voir dans ce sable mouvant qui ne conserve nulle empreinte.
» Tiens ! Un de nos chevaux s’est détaché. Ce stupide animal est peut-être l’auteur inconscient de cet irréparable malheur.
Enfin, pour comble d’infortune, la panse de couagga, contenant la provision mise de côté la veille au soir par Alexandre, gît entrouverte sur le sol et déjà racornie. Une vaste ouverture, aux bords déchiquetés comme par la dent d’un rongeur, s’ouvre dans sa paroi.
Inutile prévoyance. Cette suprême ressource est anéantie grâce à l’invasion d’une bande de souris du désert. Le désastre est complet.