IX
Propos d’un homme qui déteste les chevaux. – En éclaireur. – Le kraal des Bushmen. – Les buveurs de sang. – Comment se défendent les habitants du pays de la soif. – Procédé employé par les Bushmen pour creuser un puits. – Coquilles d’œufs d’autruche employées à conserver l’eau. – Master Will regrette son équipée. – Pourquoi le Révérend supportait si bien les privations. – Une goutte d’eau dans le désert. – La morsure du Picakholou. – Héroïque dévouement. – Un coup de chambock.
À la vue de cette irréparable catastrophe, imputable probablement au cheval, Alexandre, en dépit de son sang-froid habituel, fut pris d’une colère folle. Il saisit sa carabine, mit en joue l’animal et allait le foudroyer d’une balle.
Albert, plus calme dans cette occasion, releva vivement l’arme.
– Mais, tu perds la tête, dit-il à son ami que la fureur aveuglait. Tu allais faire de belle besogne. Ne sais-tu donc pas que ces bêtes peuvent nous être dans la suite, non seulement utiles, mais encore indispensables.
– En admettant que l’une ou l’autre ne nous joue pas un nouveau tour. Nous n’avons véritablement pas de chance, avec nos chevaux. Le mien, manque l’autre jour, de me faire broyer par l’éléphant, les vôtres vous emportent à travers des taillis, dont vous ne sortez, Joseph et toi que par miracle, enfin, nous voici à la veille de périr de soif, grâce à la stupidité de celui-ci.
» Ma foi, c’en est trop. Quand on a des auxiliaires comme ceux-là, on les supprime.
– Là... calme-toi. Je vois que ta vieille rancune contre les chevaux n’a fait que croître et embellir.
– Je les ai pris en haine depuis longtemps en effet, mais, maintenant, je les exècre.
– Eh ! Caraï, je ne partage pas ta manière de voir. Le cheval est au contraire, à mon avis, l’indispensable auxiliaire de l’explorateur.
» Je m’en vais enfourcher sans plus tarder ce coupable inconscient, et pousser une pointe en éclaireur. Vous me suivrez en vous hâtant le plus possible, car, il est urgent, je crois, de mettre à profit les heures où le soleil n’a pas encore acquis sa redoutable intensité.
» C’est ton avis, n’est-ce pas, Zouga ?
– Oui, chef. Pars, mais sois prudent, car nous sommes sur le territoire des Bushmen qui, voyant ta peau blanche, pourraient te faire un mauvais parti.
– Pourquoi ?
– C’est qu’il est venu dernièrement des blancs et des demi-blancs qui achetaient des hommes.
– Des marchands d’esclaves !... s’écria le jeune homme avec une généreuse indignation. Mais, je croyais ce hideux trafic aboli.
– Hélas ! non. Les chefs noirs pour avoir des étoffes, du brandy et du tabac, n’hésitent pas à piller les kraals, à enlever les habitants, et à les livrer aux hommes à visage pâle et à longue barbe.
– Eh ! bien, si l’on me prend pour un de ces ignobles maquignons, je n’aurai pas de peine à me disculper ; quant à eux, je ne leur conseille pas de se présenter à portée de ma cravache.
» En tous cas, merci du conseil. Je pars. À bientôt.
Master Will se hissa peu après sur l’autre cheval qui portait en outre les munitions, les armes de réserve et les provisions du lendemain, et la petite troupe se mit en marche en suivant la piste du cavalier déjà disparu dans les hautes herbes.
Cette première étape fut silencieuse. Alexandre, la tête basse, songeait et roulait dans sa bouche un bouton de nacre enlevé à sa chemise de laine. Joseph lui emboîtait le pas sans mot dire, puis venait le Révérend qui conservait sa morne impassibilité. Master Will chevauchait mélancoliquement, déplorait peut-être son incartade, et regrettait à coup sûr de devoir une telle reconnaissance à des criminels qui le comblaient de tant de bienfaits.
Le repas pris à la halte de midi fut lugubre. Les morceaux de « beultong » ne pouvaient franchir l’arrière-bouche des malheureux assoiffés et pénétrer dans l’œsophage. Il leur semblait mâcher de l’étoupe. L’absence prolongée d’Albert, commençait à leur inspirer de vives inquiétudes. Aussi, jugèrent-ils à propos de pousser en avant, quelle que fût l’inclémence de la température.
La nuit vint bientôt, après des souffrances dont on peut aisément concevoir l’intensité. Quelle que fût l’énergie de chacun, il fallut bien s’arrêter. Les feux furent allumés, et Joseph se mit en devoir d’apprêter un frugal repas, auquel nul ne songea à faire honneur. La préoccupation relative au sort d’Albert était devenue de l’angoisse. Alexandre, bien que terrassé par la soif et la fatigue ne pouvait tenir en place. Il allait, en dépit de la nuit, braver la rencontre probable des fauves pour se mettre à la recherche de son ami, quand un trot lourd et étouffé se fit entendre sur le sable. Un rugissement de joie lui échappa ainsi qu’à Joseph, en voyant apparaître Albert, et tous deux, oubliant pour un moment leur accablement, se jetèrent au cou du nouvel arrivant.
– Ah ! mon pauvre ami, quelle mortelle inquiétude nous as-tu donnée ! Tu n’es pas blessé, au moins. Qu’y a-t-il de nouveau ? As-tu trouvé de l’eau ?... Parle !
– Ma foi, je n’en sais trop rien, répondit gaiement Albert en sautant sur le sable.
» Toujours est-il que j’ai rencontré une espèce de village, dans la population duquel mon arrivée a jeté un incroyable désarroi. Mais, prends garde. Mon cheval complètement fourbu va s’abattre. Il est bon d’éviter ses derniers soubresauts.
» C’eût été bien dommage de le tuer, car il m’a rendu un fier service ; sans compter celui qu’il va nous rendre.
» Vous mourez de soif, n’est-ce pas ?
– Littéralement. Je puis à peine parler. J’ai les tempes serrées comme par un étau, et les flammes du foyer me paraissent couleur de sang.
– Eh ! bien, je vous apporte à boire.
– Dis-tu vrai ?
– Parbleu ! par exemple, la boisson n’a rien de ragoûtant. Mais, bah ! dans l’obscurité. Et d’ailleurs, j’en ai bien pris en plein jour.
– C’est donc cela, que tu es si ragaillardi. Donne...
– Quel que soit le besoin qui vous talonne, un mot d’explication est nécessaire.
– Pas un seul. Donne vite. J’avale tout. Fût-ce du sang.
– Du sang, tu l’as dit. Nous n’en faisions pas d’autre, au Mexique, en parcourant jadis la Sonora. Il m’est arrivé parfois, dans des cas analogues, de saigner mon cheval et, surmontant toute répugnance, d’absorber le liquide écœurant s’écoulant de la veine.
» J’ai ouvert tout à l’heure la jugulaire de ce pauvre bucéphale, j’ai collé mes lèvres à la plaie, et j’ai bu. Cela m’a réconforté. J’ai fait une ligature avec une épine de mimosa et quelques fils enlevés à mon couvre-nuque, l’hémorragie s’est arrêtée. Il suffit d’enlever l’épine pour la provoquer de nouveau et de faire comme moi ; c’est écœurant, je l’avoue, mais nécessité n’a pas de loi.
» Attends un moment que j’attache les jambes de la malheureuse bête avec sa bride.
» Là... Y es-tu ?
– Je n’ai pas le courage... de boire... ce sang !...
– Dépêche-toi. Il va mourir... Tiens ! il commence à râler.
Le Révérend, allongé sur le ventre, la face appuyée sur le sable, n’avait pas perdu un mot de la recommandation. Il se leva en trébuchant, étreignit le col du cheval agonisant, et but comme un vampire. Il s’arracha enfin à cette horrible étreinte, mit un doigt sur l’ouverture, et se tourna, le visage hideusement souillé de sang, vers Joseph haletant.
– À vous, dit-il d’une voix rauque, il est temps encore.