Le Catalan hésita une seconde. Le cheval fit un brusque mouvement et le doigt du faux missionnaire glissant de dessus la plaie, une longue coulée rougeâtre s’épancha sur le sol. Albert appuya son genou sur la tête de l’animal et la maintint sur le sable.
– Mais bois donc. Ce sang qui coule, c’est votre vie qui s’en va, comme s’il sortait de vos veines.
Joseph, surmontant toute répugnance, aspira à longs traits l’affreuse boisson et fit signe à Alexandre qui secoua la tête en signe de dénégation.
– Non ! jamais je ne pourrai, murmura-t-il avec un indicible dégoût.
– Mais il n’est pas de femmes, d’enfants anémiques, qui, dans les abattoirs, n’aient bu à pleins verres le sang des bêtes égorgées.
– C’est possible... Quant à moi, mon être tout entier sursaute d’horreur... Master Will, buvez, si le cœur vous en dit.
Le policeman ne se fit pas répéter l’injonction. Il donna à son tour la sinistre accolade aux lèvres de la plaie, puis une rapide convulsion secoua le cheval complètement exsangue. Il y eut en lui une suprême révolte de la vie contre la mort, un dernier frisson, un dernier râle, puis le sang cessa de couler. Le noble animal était mort ; mort en sauvant peut-être la vie à quatre hommes.
– Pauvre bête, murmura Alexandre attendri, s’il a été l’inconscient auteur de notre désastre, l’expiation est cruelle.
Puis, s’adressant à Albert :
– Voyons, qu’as-tu rencontré ? Tu parlais tout à l’heure d’un village que ton arrivée a mis en désarroi. Il doit y avoir une source près de ce kraal. Est-il éloigné ?
» J’ai beau être épuisé, je tiendrai encore vingt-quatre heures s’il le faut.
– J’ai vu en effet un amas de huttes dont nos chiens d’Europe ne voudraient pas pour abris. À cinq cents mètres environ, j’avais rencontré une vingtaine de pauvres femmes accroupies sur le sol et qui, à mon aspect, ramassèrent précipitamment chacune environ une douzaine d’œufs d’autruches, les mirent dans des filets grossièrement tissés, et s’enfuirent épouvantées.
» Je les suivis en essayant vainement de les rassurer. Aucune ne consentit à répondre à mes cris ni à comprendre ma pantomime pourtant bien expressive. Quand j’arrivai aux cases, leur chargement d’œufs avait disparu. Chose étrange, il n’y avait que quelques hommes. Ils me regardèrent avec indifférence, mais sans hostilité apparente, j’éprouvai près d’eux la même déconvenue qu’avec les femmes. Nul ne put ou ne voulut m’entendre ni me comprendre.
» De guerre lasse, je suis revenu vers vous.
– Chef, dit alors Zouga, ce kraal est un village de Bushmen et ces femmes que tu as rencontrées portaient dans les coquilles d’œufs la provision d’eau. Les Bushmen ne voudront pas nous en donner et les œufs sont cachés de façon à défier toutes recherches.
» Mais, rassurez-vous. Je saurai bien trouver la source et vous donner à boire. Il faudra partir avant le lever du soleil et rejoindre les Bushmen. Qui sait alors si, en voyant que vous êtes des hommes comme Daoud, et que vous n’achetez pas les noirs, ils ne viendront pas à notre secours.
Le guide disait vrai. La crainte que les Bushmen, ces sauvages habitants du désert sud-africain, éprouvent à l’idée d’une incursion des marchands d’esclaves, ou même des Betchuanas étrangers, les pousse à fixer leur résidence loin du voisinage de l’eau, ou à cacher l’endroit où ils la puisent. Ce légitime instinct de conservation est si puissant chez eux, qu’ils ensablent leurs citernes et qu’ils font du feu sur l’emplacement même où elles se trouvent.
Quand ils veulent puiser de l’eau pour leur usage personnel, ils usent d’un procédé singulier, le seul peut-être, étant donné les faibles moyens dont ils disposent, qui puisse s’adapter à leur existence toujours sur le qui-vive. Les femmes mettent dans un sac ou dans un filet, vingt à vingt-cinq coquilles d’œufs d’autruches percées d’une ouverture suffisante pour y passer le doigt ; ces coquilles sont les vases servant au transport et à la conservation du précieux liquide. Elles s’en vont à la source ensablée, creusent avec leurs mains un trou de la profondeur du bras, et arrivent à la couche imperméable. Elles prennent alors un roseau creux, pouvant avoir soixante-dix centimètres de longueur, et fixent à une de ses extrémités une touffe d’herbes qu’elles enfoncent au fond du trou. Puis elles rabattent le sable sur cette touffe, ne laissant passer que l’extrémité libre du roseau maintenu debout par les terres foulées. Appliquant ensuite leurs lèvres à l’ouverture supérieure du roseau, elles opèrent le vide dans la touffe d’herbes. L’eau ne tarde pas à y arriver et à monter dans leur bouche, sollicitée par une succion énergique. À mesure que le liquide est aspiré du sol, gorgée par gorgée, il est adroitement déversé dans la coquille d’œuf posée à terre, à côté du roseau et à quelques centimètres de la bouche de la femme. Pour cela faire, la femme n’a pas besoin de cracher en quelque sorte chaque gorgée dans la coquille. Elle laisse dégoûter, en un mince filet, l’eau le long d’un brin de paille, qui l’attire et la guide au fond du récipient. Je dis « le long » d’un brin de paille, car l’eau suit l’extérieur de la tige de graminée sans pénétrer à l’intérieur. Chacun pourra d’ailleurs se rendre compte de l’excellence du procédé en remplissant une bouteille placée à une certaine distance d’un vase d’où l’eau s’échappe. Il suffira pour cela, de faire tomber le filet de liquide le long d’une tige quelconque, appuyée diagonalement dans le vase à remplir.
Leur approvisionnement, ainsi laborieusement opéré, après avoir passé, comme dans une pompe, à travers la bouche des femmes, est emporté au kraal et enterré avec soin. Vienne l’ennemi ou l’étranger, il pourra fouiller et mettre à sac le village, courir le bois ou la plaine, sans découvrir une goutte d’eau.
On raconte à ce sujet une anecdote bien caractéristique, qui montre que la disette d’eau est pour les Bushmen un procédé de défense contre lequel rien ne saurait prévaloir. Des Betchuanas mourant de soif, arrivèrent un jour dans un kraal de Bushmen et demandèrent de l’eau. Les Bushmen répondirent qu’ils n’en avaient pas, car ils ne buvaient jamais. Les Betchuanas, certains qu’on les trompait, résolurent de convaincre d’imposture ces nomades inhospitaliers. Ils guettèrent nuit et jour, torturés par une soif affreuse, et espérant bien que l’eau finirait par sortir des cachettes. Mais quelle que fut leur opiniâtreté, ils finirent par désespérer après plusieurs jours d’attente : Yack ! yack !... s’écrièrent-ils épouvantés, fuyons au plus vite ! Ces gens-là ne sont pas des hommes.
Les Bushmen avaient réussi à tromper la vigilance de leurs visiteurs, en s’abreuvant à la provision d’eau qu’ils tiennent cachée sous terre.
Il est inutile de s’appesantir plus longtemps sur les nouvelles tortures qu’endurèrent les malheureux voyageurs pour gagner le kraal découvert par Albert de Villeroge. Qu’il suffise de dire que pendant quinze mortelles heures, ils marchèrent, ou plutôt se traînèrent, presque sans s’arrêter, comprenant que si la halte se prolongeait, ils ne pourraient plus se remettre en route.
Master Will déplorait plus que jamais sa folle équipée, maudissait son ambition et se prenait à regretter les humbles fonctions qu’il remplissait jadis au kopje de Nelson’s Fontaine. Ce n’était plus le détective prétentieux, aux espérances chatoyantes, et dont le nom devait retentir bientôt jusque dans la métropole. Il eût de bon cœur essuyé les quolibets de ses collègues pour reprendre sa place parmi eux ; que dis-je, il eût accepté, pour un verre d’eau, de faire la corvée de propreté, lui, William Saunders, en compagnie des malandrins condamnés aux travaux publics.