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Tout autre était le Révérend que sa sombre énergie n’abandonnait pas. Cet homme, en apparence du moins, semblait ne pas être astreint aux besoins matériels. Il parlait peu, ne se plaignait jamais, et marchait toujours. Ses compagnons ne pouvaient assez admirer cette inébranlable fermeté qu’ils attribuaient, dans leur loyale ingénuité, à l’impulsion d’une foi ardente, quand elle n’était motivée que par une hideuse convoitise et une infâme duplicité. En effet, le misérable faisait régulièrement chaque nuit une absence assez courte, mais suffisante pour recevoir de ses noirs complices qui suivaient à petite distance la caravane, les vivres frais et l’eau, dont les malheureux Français, leur guide et l’homme de police subissaient si durement la privation.

Son unique objectif était le trésor des anciens rois Cafres. À chaque instant, sa pensée, franchissant le désert, se reportait vers le Zambèze où scintillait le merveilleux écrin dont la possession allait bientôt, pensait-il, lui donner, ainsi qu’à ses affidés cette opulence depuis si longtemps recherchée, et par quels moyens ! Il trouvait que l’œuvre de mort s’accomplissait bien lentement et il eût volontiers aidé l’implacable faucheuse afin de s’emparer du plan porté par un des trois amis. Mais, il ignorait lequel possédait ce précieux document, et il était trop prudent pour compromettre par une fausse démarche ou un crime inutile, le succès de l’entreprise.

Ni Albert, ni Joseph, ni Alexandre n’avaient d’ailleurs fait la moindre allusion au motif de leur excursion et le bandit ne l’eût jamais soupçonné, sans les affirmations positives de Klaas le Boër. Il ne pouvait songer à les faire assassiner par ses complices, au contraire. Car, en hommes prudents, rompus à la vie d’aventures, il était fort possible que, au lieu d’emporter ce plan avec eux, ils avaient pu l’étudier minutieusement, au point de pouvoir le reproduire de mémoire, de façon à se passer d’un document susceptible d’être altéré ou perdu.

Non seulement il ne fallait pas les mettre à mort, mais, si la situation se prolongeait, il allait devenir urgent de les secourir.

Enfin, comme tout a une fin, même la souffrance, les voyageurs arrivèrent, à bout de force et d’énergie, en vue du kraal. Les hommes, partis sans doute en chasse, n’étaient pas encore revenus, et la vue des blancs produisit sur les femmes et les enfants son effet habituel de crainte et de curiosité tout à la fois.

Zouga, solide comme un homme de bronze, avait supporté, sans trop de fatigue apparente, cette épouvantable privation. Il s’avança, soutenant Alexandre se traînant à peine. Avisant une femme occupée à piler du millet dans un mortier grossier, il prononça, à deux reprises différentes, et avec une intonation presque suppliante, le mot de Metsé !... Metsé !... (de l’eau, de l’eau).

La pauvre créature leva la tête. Une rapide lueur de sensibilité, aussitôt réprimée, traversa son œil noir. Puis, comme honteuse de cette involontaire manifestation de commisération, elle sembla s’acharner à sa monotone besogne.

– Femme, reprit le guide, ce blanc est l’ami des noirs. Lui et ses compagnons sont des hommes comme Daoud. Ils n’emmènent pas en esclavage les guerriers du désert. Ils ont donné à manger à ceux du Kalahari qui mouraient de faim, offre leur à boire.

Les jambes d’Alexandre pliaient. Sa robuste nature était vaincue, l’athlète allait succomber. Albert et Joseph déliraient, master Will râlait. Seul, le Révérend, impassible, dardait sur eux son regard aigu.

– Femme, reprit Zouga, à boire pour ces blancs. Je donnerais mon sang pour eux.

La Bushwoman se leva silencieusement, entra dans une case, et reparut au bout de quelques minutes portant deux coquilles d’œuf d’autruche contenant une eau fraîche et limpide.

Les malheureux agonisants burent avidement, quoique le guide leur mesurât parcimonieusement cette ration presque insuffisante. Puis, rappelés soudain à la vie, ils purent à peine balbutier un remerciement et s’endormirent lourdement.

Des cris aigus les arrachèrent au bout d’une heure à ce sommeil réparateur. Deux femmes se tenaient près d’un enfant qui criait en montrant sa jambe.

– Qu’y a-t-il ? demanda Alexandre.

L’une d’elles, celle-là même qui leur avait donné à boire, regardait ce pauvre petit, et de grandes larmes s’amassaient silencieusement dans ses yeux.

– Il a été mordu, dit-elle enfin avec effort.

Puis elle prit l’enfant qui pleurait toujours, et le berçant dans ses bras, l’embrassant avec passion, le tendit à l’Européen.

La jambe du petit blessé enflait déjà, et l’épiderme brun clair se plaquait d’une tache grise à l’endroit de la morsure. Deux gouttelettes de sang sortaient comme des rubis de deux minuscules ouvertures.

– C’est un serpent picakholou, murmura d’une voix triste Zouga. Daoud lui-même ne connaissait pas de remède.

» Femme, l’enfant va mourir.

Un vieillard sortait en même temps d’une case et s’avançait en branlant sa tête ridée. Il examina froidement la blessure et dit :

– C’est un picakholou.

Puis, il resta debout, sans ajouter un mot, suivant les progrès du mal qui devenait terrible. La jambe enflait à vue d’œil, et la teinte blafarde de la peau remontait vers la hanche.

La mère, assise sur le sol, versait toujours de grosses larmes silencieuses, ruisselantes et étreignait convulsivement le petit dont les cris étaient déchirants.

– Es-tu sûr qu’il mourra ? demanda Alexandre au guide.

– Dans une demi-heure. La morsure du picakholou ne pardonne pas.

– Ah ! pardieu, reprit le jeune homme, cette pauvre créature a conquis tout à l’heure trop de droits à ma reconnaissance, pour que je n’essaie pas de lui payer séance tenante notre dette.

» Albert, dit-il à son ami, puisque nous ne possédons pas de caustique, et que je ne vois pas le moindre brasier, enlève-moi donc la poudre d’une cartouche. Et toi, Zouga, dis à cette femme que je vais essayer d’arracher l’enfant à la mort, mais qu’il souffrira.

La mère lâcha sans mot dire le blessé, et fixa sur le blanc un indicible regard de tendresse et de foi. Alexandre tira un bistouri de sa trousse, incisa en croix chaque piqûre, débrida largement et pressa les plaies pour exprimer le sang qui refusait de couler.

Puis, il eut comme une seconde d’hésitation, regarda cette mère désespérée, comprit l’ardente prière contenue dans ses yeux aveuglés par les larmes, et contempla l’enfant que des spasmes terribles secouaient convulsivement.

Albert, comme s’il eût deviné ce qui se passait en lui, sentit son cœur se serrer. Il pâlit, mais ne fit pas un geste, pour empêcher la folle tentative dans laquelle son ami allait risquer sa vie. Alexandre, surmontant ces lugubres angoisses de mort qui, malgré lui, remontaient de son cœur à ses lèvres, appliqua sa bouche sur une des plaies, la suça longuement, s’interrompant par intervalle pour rejeter la salive souillée de sang.

C’est en vain que le Révérend et master Will voulurent s’interposer. Sans les écouter, sans leur répondre, il colla ses lèvres à la seconde blessure, et aspira à longs traits le sang vicié par le venin du terrible ophidien. Quand il crut avoir suffisamment fait sortir le poison, il se tourna vers Albert.

– La poudre ? demanda-t-il d’une voix brève.

» Bats le briquet... allume la mèche.

Le Catalan avait prévu son désir. Alexandre immobilisa le membre de façon à éviter tout mouvement, mit un petit tas de poudre sur une des plaies, et approcha la mèche qui leur servait ordinairement à allumer leurs feux.

La poudre flamba, un nuage blanchâtre s’éleva brusquement. La chair pétilla et se racornit. L’enfant se tordit et hurla.