– Une misère, mille francs comptant.
– Diable ! Et les affaires marchent ?
– Peuh ! c’est à peine si depuis six mois j’ai pu joindre les deux bouts ensemble. Heureusement que depuis une quinzaine, j’ai pu mettre la main sur une poche qui m’a rapporté une dizaine de mille francs.
– C’est maigre, en somme.
» Heureusement que je t’apporte la fortune.
– Explique-toi ?
– Voici l’affaire en deux mots.
» Tu sais que depuis quelques années, je ne faisais à Paris que de rares apparitions. Le démon des voyages m’avait mordu, et je fus pris d’une maladie aiguë de cosmopolitisme. Je ne suis pas Catalan pour rien.
» Après avoir chassé le lion avec les Estherazzy en Abyssinie, après avoir suivi Brau de Saint-Pol-Lias à Sumatra, rencontré Savorgnan de Brazza au Congo, et accepté à déjeuner à Obock chez Soleillet, une lettre de mon homme d’affaires m’informait brutalement à Ismaïlia que ma fortune tout entière venait de s’effondrer dans ce pouf gigantesque, à jamais célèbre dans les annales financières sous le nom de krach.
» Je revins dare dare à Paris, je vendis mes terres, je payai, et je me retrouvai bientôt sans un sou vaillant.
» Le seul résultat palpable de cette opération fut pour moi d’apprécier la fausseté absolue du proverbe, menteur, d’ailleurs comme la plupart :
– ... Qui paie ses dettes s’enrichit.
– Sans doute. J’ai payé et je n’ai plus un sou, tandis que les autres, tu sais de qui je veux parler, n’ont pas soldé leurs différences, et sont riches comme de simples négociants en chair porcine.
» Mais, passons.
– C’est absolument mon histoire. J’ai dû vendre jusqu’à ma petite propriété de Bel-Air, et conserver à grand-peine deux mille cinq cents francs de rente à ma pauvre mère.
– Moi, j’ai gardé ma métairie de Villeroge qui me rapporte régulièrement trois cents francs de déficit net par an.
» Ce simple aperçu te permet de juger de la prospérité de mes affaires.
» Il fallait vivre pourtant. Je ne me sentais nul goût pour le fonctionnarisme. La place de consul, les émoluments de sous-préfet n’avaient pas pour moi plus d’attrait que les fonctions honorables mais peu rétribuées de garde-champêtre.
» Anna eut alors une inspiration de génie.
– Anna ?...
– Parbleu ! ma femme. Je suis marié. Tu n’en sais rien. C’est toute une histoire. Nous nous sommes connus il y a dix-huit mois non loin d’ici. Au Transwaal. C’est la fille d’un prédicateur méthodiste. Un ange, une perle, mon cher.
» Un monsieur Van der... Je ne sais plus comment, un Boër, un sauvage blanc, possédant cent lieues carrées de pays convoitait sa main. Anna l’avait en horreur. Nous nous sommes battus. Au pistolet. Mon futur beau-père lui servit de témoin. Un prédicant !... Mon Boër troublé tira tout de travers et sa balle enleva le petit bout de l’oreille du révérend !...
» Cette maladresse compromit ses affaires matrimoniales au point que, huit jours après, je devenais l’heureux époux de miss Anna Smithson.
– Très bien, interrompit Alexandre en riant de son large rire gaulois. Mais arrivons à l’inspiration de génie de madame de Villeroge.
– C’est tout simple. Tu sais, ou tu ne sais pas, peu importe, que dès 1750, à l’époque où le Griqualand appartenait aux Hollandais, une carte de la mission indiquait que ces terres, à peine connues des blancs, renfermaient des diamants.
» Il est en effet avéré que les Koronnas, les Cafres et les Buschmen employaient le diamant sinon comme ornement, du moins comme instrument mécanique. Ces sauvages ont le souvenir de leurs pères allant dans le Griqualand chercher des diamants dont ils se servaient pour percer leurs meules.
– Quel puits d’érudition !...
– Oh ! tout l’honneur en revient à Anna qui m’en a plus appris en une heure sur le diamant, que le père Dasains, notre commun professeur de chimie au lycée Napoléon, en trois ans.
» Tout ce que j’ai pu retenir des leçons de l’excellent homme, en dépit de sa science profonde, c’est que le diamant est du carbone pur, ce qui est discuté, et qu’il cristallise en cube, en octaèdre, en dodécaèdre rhomboïdal, etc... ce que j’admets de confiance.
» Je continue. Anna, qui est née dans un dray (chariot du Cap) pendant que son père évangélisait les bons sauvages, est une véritable fille du pays. Elle parle quatre ou cinq idiomes du cru, et tu me croiras si tu veux, ces syllabes baroques en passant par sa bouche deviennent harmonieuses comme un chant de rossignol.
– Parbleu !... interrompit Alexandre d’un ton convaincu.
– Elle avait pu, au cours de sa vie aventureuse, arracher à une mort horrible un Cafre du nom de Lackmi. Tu sais que la reconnaissance est une vertu noire, dit le proverbe.
– Les proverbes mentent.
– Celui-ci est quelquefois vrai dans l’application, et l’exception ne sert qu’à confirmer la règle.
» Lackmi devint l’enfant de la maison... roulante où s’abritait le prédicant et sa famille. Quelques mois avant notre mariage, le pauvre diable mourut emporté par la phtisie. Bien que le mal fût sans remède, les soins les plus intelligents et les plus dévoués ne lui manquèrent pas.
» Voulant témoigner sa reconnaissance à son bon ange, Lackmi qui descendait d’un ancien chef très puissant, une sorte de Cettiwayo de l’époque, fit don à sa bienfaitrice d’une énorme quantité de diamants, dont il était l’unique et légitime possesseur. C’était en un mot la grande réserve des cailloux à percer les meules. Il y en a, paraît-il, un double décalitre, et le tout est enfermé dans un endroit où nous allons nous rendre sans plus tarder.
» J’ai appris au Cap, du consul français, ta présence au kopje de Nelson’s Fountain. J’ai pensé à te faire partager ma bonne fortune. Tu es toujours mon meilleur ami, et il est tout naturel qu’ayant subi le même désastre, tu participes au même bonheur.
» Voilà, mon cher Alexandre, le motif de ma présence ici.
» J’ai dit.
Alexandre resta songeur.
– Comment, reprit avec vivacité son interlocuteur, tu restes muet ! Tu ne dis pas : Partons au plus vite. Tu ne vends pas ce claim où tu barbotes comme un égoutier, cette tente qui suinte la pluie et où s’ébattent toutes sortes de petits animaux désagréables.
« N’as-tu donc pas confiance ?
– Si... mais...
– Mais quoi. J’ai une carte-plan assez rudimentaire il est vrai, mais suffisante à des audacieux comme nous. C’est le père Smithson qui l’a dessinée sur un mouchoir avec de la poudre délayée dans de l’eau, d’après les indications de Lackmi. Grâce à ce fil conducteur, nous trouverons le trésor. Un secret pressentiment me l’annonce. Crois-moi, tu rachèteras à la bande noire ta terre de Bel-Air, et je ferai construire à Villeroge un château en granit rouge, avec huit tours sarrasines, et une terrasse au-dessus du précipice.
» Eh ! qu’as-tu donc ?
Alexandre venait de bondir comme poussé par un ressort. Il saisit un revolver accroché à un piquet de la tente et sortit brusquement.
– Chut ! dit-il à voix basse, on nous écoute.
Il aperçut un homme d’une taille colossale, qui, sans doute pris de boisson, s’en allait en titubant avec l’allure d’un bison blessé.
– Ce n’est rien, dit-il en rentrant. Un ivrogne qui a failli s’abattre sur la tente.
– Tu as raison d’être aussi prudent. De pareils secrets ne doivent pas courir la plaine. D’autant plus qu’il nous faudra probablement compter avec mon ci-devant rival, le Boër éconduit qui, avec ses deux frères, a juré ma perte.