– Bon. À l’autre. Ce n’est pas suffisant. Recommençons.
À trois reprises différentes, il renouvela cette douloureuse opération, sans se préoccuper des cris affreux du petit martyr.
La pauvre Bushwoman releva ses yeux pleins de larmes, et fixa de nouveau sur l’Européen son regard doux et profond comme celui d’une antilope.
L’héroïque Français comprit cette muette interrogation.
– Femme, espère, dit-il doucement, ton enfant vivra.
Un éclat de rire sarcastique, aussitôt suivi d’un cri qui n’avait rien d’humain, lui coupa la parole.
Il se retourna brusquement, comme s’il avait mis le pied sur le reptile lui-même, et s’arrêta stupéfait à la vue d’un noir qui, le col emprisonné dans une lourde bûche fourchue, arrivait à toutes jambes vers l’enfant dont les plaintes avaient cessé. L’homme saisit le petit avec un hurlement de fauve, et l’étreignit convulsivement. Un second éclat de rire, aigre comme un grincement de scie, se fit entendre, et une lourde lanière en cuir d’hippopotame s’abattit sur les épaules du malheureux qu’elle balafra d’un sillon sanglant.
X
Le convoi d’esclaves. – Marchands de chair humaine. – Ce que c’est que le chambock. – Traitant fort maltraité. – Expiation et réparation. – Où il est montré, jusqu’à preuve du contraire, que la reconnaissance est une vertu noire. – Fête au kraal. – Festin indigène. – Racines, sauterelles, chenilles, lézards, tortues et grenouilles. – Ingénieuses dispositions d’un four indigène. – Bière en paniers. – Apprêts d’une grande battue.
Les Européens absorbés par le spectacle de l’héroïque et folle tentative d’Alexandre, et la mère de l’enfant moribond, tout entière à ses angoisses et à ses espérances, n’ont pas vu surgir de la plaine un lugubre cortège qui s’avance lentement vers le kraal sans défense. Une cinquantaine de noirs, les mains liées derrière le dos, les jambes ligotées comme celles des condamnés à mort, se traînent sous la conduite de mulâtres à figures farouches et armés jusqu’aux dents. Par un raffinement de barbarie, ces malheureux, exténués de fatigue, mourant de soif, sont accouplés deux à deux par le cou, l’un suivant l’autre, à une pièce de bois longue de trois mètres et terminée, à chaque extrémité, par une fourche. Rivés l’un à l’autre par ce double carcan, incapables de se mouvoir de côté ou de tourner la tête, et conservant à peine la possibilité de marcher, ils s’en vont, trébuchant à chaque pas, impitoyablement sanglés à grands coups de chambock.[16] Détail horrible, quelques femmes, portant sur leur dos des enfants en bas âge, sont également accouplées, et menées avec la même brutalité !
Les maquignons infâmes qui conduisent ce troupeau humain, sont vêtus, à l’européenne, de vestes et de pantalons de cotonnade, coiffés de larges chapeaux de paille, et chaussés de bottes à éperons. Leurs faces qui, même en pays civilisés, inspireraient plus que de la défiance, avec leur expression de bestiale férocité, sont, dans ce désert sauvage, plus repoussantes qu’on ne saurait l’imaginer.
Alexandre, Albert, Joseph et master Will lui-même n’en peuvent croire leurs yeux. Eh ! quoi, en plein dix-neuvième siècle, à quelques jours de marche des possessions anglaises, il se trouve encore des bandits pour se livrer au hideux négoce de chair humaine ! Des monstres dans les veines desquels coule une moitié de ce sang noir dont ils trafiquent, et une moitié de sang blanc, ô infamie !
Alexandre qui sentait encore peser sur lui, chargé d’une muette bénédiction le regard de la mère, éprouva tout à coup un de ces terribles accès de colère blanche que les tempéraments habituellement calmes sont impuissants à maîtriser. Venant de risquer intrépidement sa vie pour conserver celle de l’enfant, il ne put voir de sang-froid cet ignoble démenti donné à son dévouement.
Ce noir, hurlant sous l’implacable lanière, mais dont le visage reflétait pourtant une expression de joie surhumaine, ne pouvait être que le père du pauvre petit. Il avait, de son œil d’enfant de la nature, aperçu de loin ce groupe, compris l’action généreuse du blanc, et rompant dans un effort désespéré son entrave d’esclave, s’était précipité vers le blessé. L’atroce mulâtre, affectant de croire à une tentative d’évasion, l’avait alors impitoyablement frappé, et avait poussé un éclat de rire, à la vue de ce sourire, aussitôt noyé dans les larmes et dans le sang.
Ce sinistre éclat de gaieté atteignit le Français comme un soufflet. Il redressa soudain sa haute taille, bondit vers le bourreau, lui arracha le chambock et sangla d’un coup formidable sa face bestiale dont les chairs craquèrent.
– C’est un blanc d’Europe, murmura d’une voix étranglée le mulâtre... un vrai blanc.
– Oui, coquin, un blanc d’Europe qui va te demander un compte terrible de ta conduite.
» À genoux ! misérable, à genoux devant ces malheureux auxquels tu as ravi la liberté.
Et comme l’autre, en proie à une folle terreur, n’obéissait pas à cette injonction sans réplique, Alexandre, le courbant sous l’irrésistible étreinte de sa main d’athlète, le jetait rudement sur le sol.
Un rugissement de joie sortit des poitrines de tous les noirs à la vue de cet acte de réparation. Mais les autres traitants, sentant la révolte gronder, apprêtèrent aussitôt leurs armes et se disposèrent à la lutte.
– Bas les armes ! gredins, où je brûle la cervelle à celui-ci, continua l’implacable justicier.
» Albert, Joseph, mettez-moi ça en joue. Cassez la tête au premier qui fait un geste.
Les marchands de chair humaine en voyant braqués sur eux les énormes canons des carabines à éléphants, comprenant que ces deux hommes si pâles et qui paraissaient si résolus, tenaient en leurs mains la vie de quatre d’entre eux, jetèrent précipitamment leurs fusils.
Il était temps. Car les deux Catalans, sentant leur indignation déborder, allaient les fusiller comme des hyènes.
Pour bien comprendre la facilité avec laquelle trois hommes seuls ont pu ainsi arrêter instantanément toute velléité de résistance, il faut connaître le prestige dont jouissent, dans ces pays primitifs, les blancs de race pure, vis-à-vis des sang-mêlé, issus généralement de Portugais et de femmes indigènes. Autant ces misérables sont cruels envers les noirs, autant l’aspect des Européens dont ils connaissent l’aversion pour tout ce qui a trait à l’esclavage, leur inspire de respect.
– Et maintenant, continua Alexandre, pour que l’expiation soit complète, tu vas, toi et tes dignes compagnons, enlever les entraves à tous ces hommes dont tu voulais faire des esclaves.
» Allons, dépêchons...
Le mulâtre, tant que son épiderme seul avait eu à souffrir, n’avait pas tenté la moindre révolte. Mais, se sentant lésé dans ses intérêts, il essaya de tergiverser. La cupidité fut plus forte que la crainte.
– Mais, senhor branco, ces hommes m’appartiennent. Je les ai achetés... achetés très cher, au propre frère du roi Sikomo. Je dois les livrer aux Boërs du Waal, chez lesquels ils seront bien traités.
» Voyez, comme ils sont malheureux, ici, dans ce désert sans eau, sans provisions... Tandis que, là-bas, on aura soin d’eux...
» Tenez, seigneur blanc, si vous voulez absolument me les acheter, je vous les revendrai, sans bénéfice. Vous ne voudriez pas ruiner ainsi un pauvre homme, n’est-ce pas ?...
» Vous me payerez ce que vous voudrez et quand il vous plaira. La parole d’un blanc est sacrée...
16
Les chambocks sont les fouets servant à frapper les bœufs qui sont sous la main du conducteur au timon du chariot. Ce sont d’énormes lanières de peau d’hippopotame ou de rhinocéros, ayant deux mètres de long, environ quatre centimètres de diamètre à la poignée et se terminant en pointe effilée. Le chambock, bien séché et battu avec un maillet de bois, acquiert une solidité et une flexibilité incroyables. Un coup frappé avec une moyenne intensité sur les reins d’un bœuf, suffit pour faire voler le poil et tracer sur la peau un sillon persistant pendant une journée.