– Triple gredin, s’écria Alexandre, qui ne put en entendre davantage ; ah ! je payerai comme je voudrai et quand il me plaira. C’est de suite et avec surabondance !
» Je viens de te donner des arrhes en balafrant ta hideuse figure de macaque... Attends un peu, et je vais parfaire la somme.
Joignant le geste à la parole, il éleva le chambock qu’il étreignait convulsivement, et se mit à travailler si consciencieusement l’épiderme du drôle, que celui-ci, bientôt à bout de force et d’haleine, demanda grâce et se rendit à discrétion.
– Détache ces hommes, commanda rudement Alexandre que cette exécution calmait progressivement et qui sentait ses nerfs se détendre.
Les malheureux captifs comprenant que leurs ennemis étaient désormais impuissants, et qu’ils allaient reconquérir leur liberté, poussèrent un long cri d’allégresse. Quelques-uns tentèrent de rompre leurs « bûches d’esclavage ». C’est le nom que donnent là-bas les traitants à cet ignoble instrument de torture.
Leur libérateur, voulant que la sentence fût exécutée, fit un signe pour les engager à rester immobiles, puis, saisissant par l’oreille le mulâtre tout essoufflé de la correction reçue, il l’amena devant la file et lui fit détacher d’abord les femmes. Albert et Joseph, le coutelas d’une main, empoignèrent de l’autre chacun un de ces drôles, et il n’est pas jusqu’à master Will qui, de sa main solide ne traînât le cinquième, en dépit de ses protestations. Seul, le Révérend demeura coi en face du sixième mulâtre. Mais le coquin voyant ses complices faire contre fortune bon cœur et arracher les entraves, s’exécuta sans mot dire, trop heureux de n’avoir pas fait connaissance avec la terrible lanière.
Au bout d’un quart d’heure, justice était faite, les captifs étaient libres ! Les bûches formaient un monceau informe, auquel Zouga, complétant la pensée du blanc, s’empressa de mettre le feu. Pendant que les Bushmen se livraient aux ébats d’une farandole échevelée, Alexandre interpella rudement les six marchands de chair humaine plus penauds et plus déconfits que jamais.
– Vous avez violé le plus sacré des droits de l’humanité en attentant à la liberté de ces hommes. Je pourrais vous faire subir la peine du talion en vous livrant à leur légitime vengeance, mais, nous sommes des justiciers et non pas des bourreaux.
» Je me contenterai de vous désarmer et de vous envoyer, ailleurs, chercher la corde que vous ne pouvez manquer de trouver un jour ou l’autre.
» Allez !
Les misérables domptés par l’accent et le regard du jeune homme, tenus d’ailleurs en respect par les noirs qui ne demandaient pas mieux que de les mettre en pièces, s’éloignèrent lentement, la tête basse, après avoir déposé leurs armes sur le sol.
Alexandre appela Zouga.
– Ramasse ces fusils, ces sabres, ces couteaux, distribue-les à ces hommes et dis-leur que je les leur donne pour défendre leur vie et leur liberté.
Puis, il se retourna brusquement en sentant sur sa main une impression de chaleur douce, et son visage pâle, jusqu’alors contracté par la colère, s’éclaira d’un bon sourire, à la vue du Bushman et de sa femme, accroupis à ses pieds, contemplant leur enfant endormi.
Les traits farouches de l’homme reflétaient une joie surhumaine. De son œil noir coulaient de douces larmes qu’il n’essayait pas de retenir. Et une de ces perles, plus précieuses mille fois que celles qu’il allait conquérir, était tombée sur la main d’Alexandre.
– Caraï ! s’écria gaiement Joseph, maintenant que toutes ces bermines sont parties et que ces vons saubages ils sont rentrés dans leurs foyers, je demande qu’on s’amuse un peu, té !
» Pas vrai, monsieur Albert ?
Il y eut fête en effet, ce jour-là, au kraal des Bushmen qui avaient à cœur de fêter dignement ces blancs dont la bienheureuse intervention leur avait été si salutaire. On mit, comme l’on dit vulgairement, les petits plats dans les grands, et des provisions de toute sorte, dont nul n’eût jamais pu soupçonner l’existence quelques moments auparavant, firent soudain leur apparition.
Il y avait là une profusion de mets étranges, presque redoutables, dont nos amis n’étaient pas sans appréhender la vue, en dépit de leur intrépidité. On fit circuler tout d’abord de jolies assiettes fabriquées avec des herbes finement tressées, et remplies de grosses chenilles vertes, longues de huit ou dix centimètres, appelées « lopanés » et que les Bushmen dévoraient avec sensualité. Un second service se composait des larves d’un insecte ailé recouvert d’une matière mucilagineuse et sucrée, et qui s’appellent « mopanés », du nom indigène du Bauhinia, sur les feuilles duquel on les trouve. Les feuilles de ce bel arbre projettent peu d’ombre, grâce à une particularité singulière. Elles se replient pendant la chaleur du jour, n’offrent plus aux rayons du soleil que leurs tranches et abritent dans leur commissure le petit insecte comestible.[17] Les sauterelles grillées, ces crevettes de l’air, comme les appelait plaisamment Albert, eurent un peu plus de succès. La vue de grands lézards calcinés, et secs comme des merluches, fit faire un haut-le-corps à Joseph, qui, de guerre lasse, se jeta sur ces délicieuses racines bulbeuses appelées « markwhae » par les Bushmen et qui ont jusqu’à un mètre de circonférence. Leur pulpe juteuse, fondante et substantielle, a l’aspect de la crème. Les « kameros » et les « kaanaps », espèces de pommes de terre très douces, réduites en bouillie, furent également fort appréciés par des estomacs privés pendant plusieurs jours de tout aliment liquide.
Les convives blancs allaient, en fin de compte, laisser de côté les chenilles, les lézards et les larves pour se bourrer à satiété de substances végétales, quand un nouveau service fut apporté en grande pompe. L’odeur exquise qui s’exhalait des plats de terre, hermétiquement clos pourtant, chatouilla doucement leurs papilles, et, ma foi, les racines furent décidément reléguées au dernier plan.
Albert découvrit sans façon le premier plat, dans lequel un veau de moyenne taille eût pu tenir à l’aise. Il contenait une demi-douzaine de tortues assaisonnées avec des herbes aromatiques et mijotant dans leurs carapaces.
– Bravo ! s’écria le Catalan. Si le lézard est l’ami de l’homme, ce n’est pas à l’état de comestible. Vive la tortue !
– Et la grenouille ! Vive la grenouille ! renchérit Alexandre en saisissant le second récipient.
» Ah ! parbleu, voici un ragoût qui a de la couleur locale, ou plutôt nationale, pour nous autres Français. Il y aurait plus que de l’ingratitude, mais un péché de lèse gastronomie à ne pas lui faire honneur.
» Allons, dit-il en s’adressant au Révérend et à master Will, messieurs les Anglais, tirez les premiers.
Mais, les deux citoyens du Royaume-Uni, chez lesquels l’estimable batracien n’a pas encore conquis le droit... d’estomac, firent une grimace significative.
– Vous avez tort, messieurs, croyez-en mon expérience. Il m’est arrivé souvent au kopje de Nelson’s Fountain d’augmenter ainsi mon ordinaire, et jamais je n’ai si bien dîné.
– Qu’il y ait eu des tortues et des grenouilles au Champ de Diamants, dans les environs duquel on trouve des marécages, cela n’a rien d’étonnant, interrompit Albert, la bouche pleine, mais, ici, dans ces terrains calcinés, voilà ce qui me surpasse et me ravit.
– Je vais t’expliquer cela, sans toutefois perdre un coup de dent. Permets-moi de te dire incidemment que la recette des Bushmen est bien préférable à celle de mon ancien cuisinier chinois. Il les faisait cuire simplement à la casserole, et nos hôtes les mettent au four.
17
Les larves que l’on trouve sur les feuilles du Bauhinia et que mangent les Africains, dit M. O. Westwood, appartiennent à un psylle homoptère de petite taille, mais d’une grande captivité, analogue à celui qui se rencontre en Australie sur les fouilles de l’Eucalyptus.