– Comment, au four ? Je ne vois pas de four ici !
– Ah çà ! faut-il donc que je t’apprenne par cœur ton Afrique Australe, à toi qui l’as déjà parcourue du Sud au Nord, et de l’Est à l’Ouest, tandis que je me suis enterré tout vif au fond de mon claim ?
– Dis tout de même. Je n’ai pas d’amour-propre.
– Mais, c’est tout simple. Tu vois bien cette grosse butte conique ? Tu l’as peut-être prise pour une cabane en terre ? Erreur, mon cher. C’est une fourmilière.
» Nos amis les Bushmen l’ont percée à la base d’une ouverture de moyenne grandeur, ont exproprié, par une bonne flambée, les premiers habitants, l’ont ensuite parfaitement nettoyée, puis en ont fait le four banal du village. Chacun, comme tu peux t’en apercevoir, vient y faire sa popote ou cuire ses racines.
– Bon ! mais les grenouilles, mais les tortues ?
» Délicieuses les unes et les autres, d’ailleurs. Mais, quelle taille ! Je parle des grenouilles. Si leur ramage se rapporte à leur... volume, elles doivent posséder des basses profondes susceptibles de réduire au silence les lions et les autruches.
» En voici une qui mesure au moins les dimensions d’une poularde, avec laquelle elle peut rivaliser comme saveur.
– Les indigènes leur donnent le nom de... diable ! Me voici arrêté dès le début.
– On les appelle ici Matlamétlo, interrompit le Révérend qui jusqu’alors n’avait desserré les dents que pour manger comme un homme atteint du ver solitaire.
– Matlamétlo,[18] c’est bien cela. Merci, Révérend. Les indigènes croient généralement qu’elles tombent du ciel.
– Manne bruyante et... pesante.
– Sceptique, va !
» Quoi qu’il en soit, elles vivent en liberté pendant la saison des pluies, au milieu des mares qui se forment sur ces terrains à fonds imperméables.
» Quand arrive la sécheresse, le Matlamétlo fait un trou au pied de certains buissons et y reste caché pendant toute la saison humide. Comme il ne sort que quand il pleut, et que des mois entiers se passent souvent sans la moindre averse, une grosse araignée profite de l’ouverture du terrier pour y tendre sa toile, ce qui procure à l’ermite une moustiquaire et un store. Aussi, les Bushmen en chasse ne manquent-ils jamais de soulever ce rideau dont l’aspect annonce invariablement la présence du batracien endormi.
Quant à la croyance à leur soi-disant origine éthérée, voici ce qui a pu en faire, dans le désert, un article de foi : Quand il y a de l’orage dans l’air, quand la pluie est près de tomber, les grenouilles, averties par leur instinct, sortent de leurs tanières et se mettent à beugler comme des singes-hurleurs. Les Bushmen, qui ont une peur terrible de la foudre, se claquemurent dans leurs huttes ou s’aplatissent sous leurs karosses.[19]
» Frappés des coassements formidables qui soudain retentissent à leurs oreilles, ils croient que les virtuoses arrivent directement du ciel.
» Quant aux tortues, on les trouve également enfouies dans le sable formant le fond des mares desséchées. Elles y séjournent dans un état de léthargie complète jusqu’à la saison des pluies, à moins qu’elles ne soient expropriées comme aujourd’hui pour cause d’utilité gastronomique.
– Singulier pays, en vérité, murmurait Joseph en dévorant les ragoûts indigènes, où la terre renferme pêle-mêle les racines, l’eau et les animaux ; où l’on apporte cette eau dans des coquilles d’œufs, et où l’on sert la bière dans des paniers.
» Car, c’est bien de la bière, n’est-ce pas, monsieur Alexandre, que « c’tà piquette-là ».
– De la piquette ! riposta Alexandre scandalisé. Comme vous y allez, mon camarade. C’est bel et bien d’excellente bière de sorgho.
– Qui pourrait, renchérit Albert, rivaliser avec les meilleures marques de Strasbourg et de Munich.
» Ce qui m’étonne également, ce sont les récipients dans lesquels elle est servie. De véritables paniers, en fibres végétales si finement tressées, qu’ils sont aussi imperméables que les seaux en toile servant à alimenter les pompes à incendie.
– Ta comparaison est en effet fort juste. De plus, cette expression, un « panier de bière », signifiant ici le contenant immédiat du liquide, pourrait être singulièrement interprété en Europe, où le mot de « panier » possède, dans l’espèce, une tout autre valeur...
Cette fête de la délivrance dont les Européens étaient les héros et dont ils avaient naturellement tous les honneurs, se continua fort avant dans la nuit, par des danses qui n’avaient rien d’académique, au contraire. Mais à en juger par les ébats fantastiques inspirés en ce moment par la Terpsichore africaine, la joie des danseurs devait être incomparable à tout au monde ; sauf toutefois à la solidité de leurs mollets. Et pourtant, ces pauvres gens, surpris à la chasse près d’une semaine auparavant par une peuplade ennemie, alliée pour la circonstance aux mulâtres portugais, avaient enduré de terribles privations. Mais quels prodiges n’enfante pas chez les natures primitives, comme chez les hommes civilisés, ce mot magique de liberté !
En dépit de cette gymnastique enragée et des libations qui l’accompagnèrent, l’aube trouva les habitants du kraal dispos comme une troupe de gazelles sauteuses.[20]
Puisque la grande chasse à laquelle s’étaient rendus tous les hommes valides avait manqué, grâce à l’infâme agression des traitants, les Bushmen, voulant continuer dignement la série des divertissements, ne crurent pouvoir mieux faire que de convier leurs nouveaux amis à une battue monstre. Cette battue, rendue indispensable par la grande pénurie de provisions provoquée par la sécheresse, devait se terminer par l’énorme hallali de centaines, peut-être d’un millier d’animaux sauvages qui se feraient prendre dans le « hopo ».
Quelque fût le désir des trois amis de continuer leur route vers le Nord, ils ne pouvaient se soustraire à l’obligation d’assister à cette chasse indigène. Il était d’ailleurs urgent pour eux de demeurer quelques jours au kraal, afin de rétablir leurs forces, et de cultiver l’amitié des Bushmen, dont ils espéraient obtenir par la suite un puissant concours.
Master Will objecta avec raison sa blessure récente et manifesta le désir de rester au village. Le prédicant, dont les fonctions s’étaient jusqu’alors bornées à ne pas prêcher du tout, par manque de néophytes, trouvant enfin l’occasion d’utiliser ses talents, renonça à ce divertissement mondain, et se mit à évangéliser pour tout de bon les femmes et les enfants. C’était là un motif plus que suffisant pour ne pas accompagner les chasseurs.
Il fut donc convenu, tout en buvant une large rasade d’une eau-de-vie tirée d’une sorte de prune, appelée Moutsouni, que l’on se mettrait incontinent à l’ouvrage, et que chacun s’emploierait à la confection du hopo.
Cette besogne préparatoire ne demanderait pas moins de deux jours.
Les Européens acquiescèrent volontiers à ce projet, et s’arrangèrent de façon à employer utilement ces quarante-huit heures de répit.
XI
Pensées d’un homme qui a la double vue. – À propos des sensitives géantes. – Médaillon perdu. – La grande battue. – Description du hopo. – Antilopes, Girafes, Buffles, Zèbres, Couaggas, Élans, Coudous. – Fête de chasseurs. – Pêle-mêle inouï des fauves de l’Afrique Australe. – Panique. – Massacre. – Conséquences du meurtre d’un Couagga. – Tête-à-tête avec un crocodile monstrueux. – Désarmé. – Péril mortel.
19
On donne dans l’Afrique Australe le nom de