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– Voyons, Joseph, mon cher camarade, laissez donc les superstitions à nos hôtes, et n’allez pas vous mettre martel en tête pour un rêve.

– Un rêve, monsieur Alexandre ! Caraï, dites plutôt un cauchemar épouvantable.

– Un cauchemar, je vous l’accorde. Mais puisque vous êtes éveillé, puisque les images plus ou moins désagréables qui troublaient votre sommeil sont effacées.

– Je les aperçois toujours et cela me fait peur. Voyez-vous, nous autres Catalans, nous croyons à la double vue...

– Les Bushmen et les Betchuanas croient bien aux faiseurs de pluie !

» Ils ont raison d’ailleurs, car quand leurs devins se sont époumonés pendant des jours et des semaines à conjurer le soleil, la lune et les étoiles, la pluie finit par tomber... tôt ou tard.

– Mais la double vue, monsieur Alexandre !...

Alexandre se mit à rire et ajouta.

– Et toi, Albert, as-tu donc aussi été cauchemardé cette nuit ? Tu es muet comme une tanche, et pâle comme le suaire couvrant le fantôme que Joseph a évoqué bien malgré lui.

» Oh ! montagnards du pays du soleil, allez-vous oublier votre origine, le lieu où vous êtes, et errer tout éveillés dans les brumes épaisses où évoluaient, en compagnie des gnomes, des farfadets et des lutins, les héros de Walter Scott ?

» Souviens-toi que nous sommes en Afrique Australe, où les allants et les revenants sont parfaitement palpables, et où n’ont pas eu le temps de s’acclimater les légendes de notre vieux monde.

Albert, ordinairement plein de gaieté, semblait en effet, lui aussi, en proie à une préoccupation singulière.

– Eh ! mon cher Alexandre, répondit-il d’un accent contraint, presque douloureux, s’il est possible d’échapper, à un moment donné, par la force du raisonnement à une obsession amenée par une impression vivement ressentie pendant le sommeil, il n’en résulte pas moins, chez certaines natures essentiellement nerveuses, une souffrance indéniable à laquelle on ne peut se soustraire tout d’abord.

– Bon ! Encore un qui a marché sur le trèfle à cinq feuilles.

– Tu ris et tu as raison, puisque ton organisme te permet de surmonter ces impressions qui nous tenaillent, quoi que nous fassions, nous autres paquets de nerfs méridionaux.

» Tiens, regarde ces sensitives géantes sous lesquelles nous sommes en ce moment allongés. Ne vois-tu pas de curieuses corrélations entre l’impression ressentie par leurs folioles vert tendre, affaissées, repliées, sous je ne sais quelle influence météorologique, et mon âme tourmentée par les mystérieuses pensées qui l’ont assaillie pendant le sommeil.

– Métaphysique et botanique mêlées, je ne comprends plus.

– Je m’explique. Ce beau végétal était hier dans toute sa majestueuse exubérance. Ses rameaux audacieusement relevés pointaient vers le ciel, et ses feuilles délicates s’offraient voluptueusement aux baisers du soleil. Aujourd’hui il semble malade, ses branches plient, ses folioles se collent le long de leur nervure, il souffre, enfin.

– C’est qu’il y a de l’orage dans l’air. J’ai, quant à moi, un vieux rhumatisme qui me taquine, et je suis loin d’être une sensitive.

– Tu admets bien qu’un simple végétal pressente quelques jours, même quelques heures à l’avance, l’approche d’une convulsion de la nature, et tu refuses, à un être organisé, la faculté d’être impressionné par la pensée d’une catastrophe qui le menace.

– Absolument. Que diable, ne confondons pas la cause avec l’effet. Le Mimosa blanche-épine se contracte parce qu’il y a dans l’atmosphère un dégagement anormal d’électricité. Tandis que ton esprit frappé...

– Frappé de ce qu’il a perçu pendant le sommeil, souffre aussi dans l’attente du péril dont il sent ou croit sentir l’approche.

– Mais, l’électricité existe, l’orage menace, tandis que ce danger est purement imaginaire...

– Qu’en sais-tu ?

– Mais tu es malade, mon pauvre ami. C’est un accès de fièvre qui te fait battre la breloque.

– Non, vois-tu, nous avons mal débuté dans notre expédition.

– Je ne m’en serais jamais douté. Nous avons eu des aventures assez corsées, j’en conviens. Mais, par le fait, nous nous sommes très joliment tirés de tous les mauvais pas. Et nous arrivons tout doucement, sans trop d’ennuis, au but de notre voyage.

– Ce n’est pas là ce que je veux dire. J’ai éprouvé, quant à moi, un ennui dont je ne t’ai pas même parlé, mais dont le souvenir me revient aujourd’hui avec une acuité singulière, grâce à l’intensité des hallucinations qui m’ont tourmenté pendant la nuit.

» J’ai perdu, en quittant le kopje de Nelson’s Fountain, un médaillon renfermant le portrait d’Anna. En quel lieu et à quel moment, je l’ignore. Peut-être quand nous avons conclu ton affaire avec le propriétaire du wagon.

» Quoi qu’il en soit, lorsque le lendemain je voulus contempler, à la dérobée, – eh ! mon Dieu, pourquoi pas, j’ai l’amour discret – les traits de ma chère bien-aimée, je trouvai la chaînette rompue et le médaillon absent.

– Cela, répondit doucement Alexandre, est une perte matérielle très importante, je n’en disconviens pas ; mais, mon bon Albert, tu as l’original qui te dédommagera amplement.

» Je comprends très bien ton ennui, plus que cela, ton chagrin réel. Malheureusement, cette perte est irréparable, quant à présent, et il faut en prendre ton parti.

– C’est ce que j’ai fait. Je ne suis pas un enfant, parbleu ! Eh bien ! croirais-tu que, malgré les raisonnements dont je me suis saturé la tête, j’ai été agité de funestes pressentiments relativement à ma chère compagne ?

– Conséquences naturelles de l’éloignement.

– Je l’espère. Mais, cette nuit, Anna m’est apparue, implorant si désespérément mon aide, son accent était si déchirant, son cri d’angoisse a retenti si douloureusement dans mon cœur, que je me suis éveillé trempé de sueur, affolé, les tempes en feu, la poitrine broyée.

» Arrive ensuite Joseph tout décontenancé, me racontant qu’il a ressenti absolument et à la même heure, une impression identique relativement à Anna...

» Mais, qu’as-tu donc ? Tu es tout pâle...

– Rien. Un malaise subit. J’ai quelquefois des palpitations nerveuses. Puis, il murmura à part lui :

– Est-ce qu’ils auraient tous deux raison contre moi. Je ne connais pas madame de Villeroge, cette Anna que j’aime comme une sœur, pourtant, puisqu’elle est la femme de mon frère d’adoption. Moi aussi, je l’ai entendue appeler au secours. Je l’ai vue se débattre au milieu d’inextricables embûches.

» Là... C’est fini. Ta femme, mon cher, est en sûreté avec son père dans une cité populeuse, et il n’y a pas lieu d’avoir à son endroit d’autres préoccupations que celles qui sont inhérentes à la vie civilisée.

» Nous avons, quant à nous, une mission à remplir. Il faut aller de l’avant, sans pusillanimité. Le désert a parfois cette influence débilitante sur les tempéraments les mieux trempés, mais cela n’est que momentané. L’inaction à laquelle nous sommes depuis deux jours condamnés, après tant d’émouvantes péripéties, est bien pour quelque chose dans cette défaillance.

» Allons, il faut remonter sur sa bête, et dans vingt-quatre heures, tout sera oublié en reprenant le chemin du lieu où dort le trésor des rois Cafres.

– Je voulais justement te dire deux mots à ce sujet pendant que nous sommes seuls.

– C’est facile. Le Révérend écoule, non sans succès, tout son stock de sermons, et master Will lui donne la réplique comme s’il n’avait fait que cela toute sa vie. Parle donc, nous t’écoutons, Joseph et moi.