– Il faudrait, une dernière fois, étudier consciencieusement le plan.
– C’est inutile, quant à moi, car je suis parfaitement sûr de ma mémoire. J’ai dans la tête la configuration du terrain, l’alignement de l’aiguille rocheuse avec l’île située en amont des cataractes, et la direction des trois acacias. Je pourrais reproduire tout cela de souvenir.
– Et toi, Joseph ?
– Oh ! moi, vous savez, j’ai la tête dure pour ces choses-là. Mais dure ! Par exemple, si j’étais allé une fois là-bas, je répondrais d’y retourner les yeux fermés.
» Allez devant. Je vous suivrai dans les talons. Montrez-moi seulement l’endroit de loin. Si c’est au sommet d’une roche à pic, je vous escalade ça comme un isard. Si c’est dans vingt brasses d’eau douce ou salée, peu importe, je pique une tête et je dis : Présent. Une forêt, je m’en moque comme des bois de châtaigniers du mont Capel. Des marais..., je glisse là-dessus mieux que sur les neiges du Canigou. Mais me débrouiller avec « c’tà couquine » de grimoire où je ne vois que du blanc et du noir, impossible. J’y renonce. C’est bon pour vous qui avez appris le latin...
– Allons, dit philosophiquement. Alexandre, il n’y a rien à faire. Joseph est, à ce que je vois, absolument réfractaire à la topographie. Tant pis pour lui et pour la topographie.
» Comme il est peu probable que nous nous quittions, cela est sans importance. Et maintenant, si tu m’en crois, nous détruirons le plan. On ne sait pas ce qui peut arriver. Nous pouvons être malades, blessés ou prisonniers ; ce document ne doit pas être susceptible de tomber en des mains étrangères.
– Si ça vous est égal, reprit Joseph, confiez-le-moi. Je saurais toujours, en cas de danger pressant, l’anéantir instantanément.
– Tiens, c’est une idée. Voici l’objet. N’oublie pas que tu portes notre fortune.
Les quarante-huit heures exigées pour l’établissement du hopo, le grand piège indigène où viennent s’entasser vivants tous les fauves d’un canton, étaient écoulées. Une députation de Bushmen, en grande tenue de guerre, vint prévenir officiellement les trois Européens. La battue allait commencer.
Le Révérend et master Will, absorbés par leurs fonctions, manifestèrent de nouveau l’intention de rester au kraal. Alexandre, Albert et Joseph, s’équipèrent en un tour de main et suivirent le petit groupe dont les membres devaient leur servir d’escorte, les poster aux bons endroits, et pourvoir à tous leurs besoins.
Quelque attrayante que fût pour des chasseurs aussi passionnés l’idée de cette battue monstre qui allait faire défiler devant eux toutes les variétés de gibier sud-africain, les trois amis se mirent en route sans parvenir à dominer entièrement cette impression pénible produite par le cauchemar de la nuit, et encore avivée par la conversation qui suivit.
Joseph surtout, était, quoi qu’il fît, le plus démoralisé. Sa gaieté d’emprunt sonnait faux et le digne garçon, se promit bien de ne pas perdre de vue ses deux compagnons, dans l’appréhension qu’il ne leur arrivât malheur.
Pendant que les traqueurs des tribus voisines, conviés à la partie de chasse, s’en allaient au loin prendre leurs postes, les Bushmen, heureux comme de grands enfants, montrèrent à leurs nouveaux amis le hopo dont ceux-ci comprirent, sans explication, l’ingénieuse disposition.
Figurez-vous deux palissades formées de perches hautes de deux mètres, solidement implantées dans le sol, et reliées entre elles par des lianes. Ces palissades longues chacune de trois ou quatre kilomètres s’étendent, sans la moindre brèche, à travers la plaine en formant un V colossal, dont l’ouverture est égale à la longueur d’un des côtés. Ces deux lignes obliques, au lieu de se rejoindre complètement au moment d’atteindre le sommet de l’angle, se prolongent parallèlement, de manière à former une route bien encaissée de soixante à soixante-dix mètres de longueur, sur vingt environ de largeur. Elles aboutissent enfin à une fosse pouvant mesurer vingt mètres carrés, sur quatre de profondeur. Des troncs d’arbres sont placés en travers, sur les bords de cette fosse, du côté par où les animaux doivent arriver et sur celui qui fait face, par où ils doivent chercher à s’enfuir. Ces arbres forment au-dessus des parois un rebord avancé dont la disposition rend impossible toute tentative d’évasion. Enfin, un léger plancher composé de minces gaulettes recouvertes d’herbes et de feuilles cache cette ouverture béante, au fond de laquelle roulent indistinctement les animaux qui se sont follement aventurés entre les deux haies.
Les traqueurs, qui se réunissent en nombre le plus considérable possible, se rendent à cinq ou six kilomètres des extrémités des deux palissades, forment un immense demi-cercle, puis s’avancent lentement en poussant des cris furieux, vers la base ouverte du V. Le gibier, épouvanté par leurs hurlements et les coups retentissants frappés à tour de bras à l’aide de sagaies sur les boucliers de cuir, ne cherche pas à rompre leur ligne, bien au contraire. Il s’enfuit naïvement vers le hopo, pénètre entre les deux lignes obliques et essaie parfois de rebrousser chemin, en voyant que ces haies, qu’il n’a jamais aperçues en pareil lieu, se resserrent tout à coup. Mais il est trop tard. Des chasseurs cachés en cet endroit, se lèvent tout à coup comme une horde de démons, brandissent leurs piques, frappent au hasard au milieu du troupeau qui, ne trouvant plus qu’une seule ouverture, se précipite dans l’étroite allée conduisant à la fosse. Les pauvres bêtes y roulent irrésistiblement, et tombent l’une sur l’autre, jusqu’à ce que le piège soit rempli d’une masse pantelante, sur laquelle passent les derniers survivants.
C’est à ce dernier poste que furent placés les trois amis, qui ne devaient perdre aucun des incidents de cette chasse mouvementée, tout en conservant la possibilité de prendre part à la lutte.
Le hopo est installé, d’un côté vers la plaine, et longe de l’autre une épaisse forêt. Grâce à cette disposition ingénieuse, les Européens peuvent s’abriter sous les grands arbres. D’autre part, le gibier sera infiniment plus varié et les espèces vivant habituellement sous bois, ainsi que celles qui fréquentent seulement le désert, ne pourront éviter la fatale fosse.
Après deux heures environ d’une attente patiente, on aperçoit, à perte de vue, d’épais tourbillons de poussière produits par la course affolée des fauves surpris dans leurs retraites. Puis une ligne de points noirs, régulièrement espacés, tranchent crûment sur la blancheur des sables. Un brouhaha lointain se fait entendre, la chasse est commencée.
Déjà l’avant-garde gracieuse des Blueboks (Antilope cerulaea) arrive en bondissant avec une incomparable légèreté. Voici les Nakong, aux cornes recourbées, au poil bleuâtre, aux pieds énormes mesurant près de trente centimètres de circonférence. C’est un gibier bien rare en pareil lieu, car le Nakong habite exclusivement les marais vaseux, sur lesquels ses gros pieds difformes, au tissu spongieux, lui permettent de courir avec une incroyable facilité. Quelques Autruches s’élancent stupidement droit devant elles, la tête en avant, en agitant leurs rudiments d’ailes, croisent une troupe de Girafes qui s’avancent au petit trot comme une patrouille d’éclaireurs d’un corps de cavalerie légère. Ces étranges animaux, hauts de près de sept mètres, dandinent leurs petites têtes et secouent avec de grands gestes épeurés leur col monumental. Saisies bientôt d’une terreur soudaine, elles se ramassent, tortillent en tire-bouchon leur queue ornée d’un bouquet de poils noirs, et se jettent au triple galop au beau milieu d’un escadron de Zèbres et de Couaggas.