XII
Carnage. – Échange de bons procédés. – Le cadeau de « Ceux du singe ». – Innombrables ramifications de la famille Betchuana. – Comment les indigènes du Kalahari se procurent du sel. – Absence d’Alexandre. – Angoisses. – Inutiles recherches. – Alexandre prisonnier. – Les mulâtres portugais. – Propositions d’un coquin. – Terribles menaces. – Avidité et cruauté. – Le kraal abandonné. – Le supplice d’un blanc. – Nouveau Mazeppa. – Affreuses tortures. – Palissade rompue.
Albert et Joseph, voyant Alexandre franchir la brèche pratiquée dans la palissade et se mettre à la poursuite du couagga, ne s’étaient pas autrement inquiétés du chasseur dont la prudence et l’adresse leur étaient bien connues.
Enfiévrés aussi, à la vue de ce défilé vertigineux, et des péripéties qui accompagnaient la fin de cette battue monstre, ils s’étaient dirigés en courant vers la fosse où hurlaient, beuglaient, bramaient les innocentes victimes. Leur enthousiasme tomba subitement, et fit place à l’écœurement, en contemplant l’épouvantable massacre opéré séance tenante par les Bushmen.
– Pouah ! C’est ignoble, murmura Joseph, familiarisé pourtant avec les plus terribles éventrements par le spectacle des courses de taureaux.
– Ignoble et révoltant, reprit Albert. Allons-nous-en.
Les deux coups de fusil, tirés à bout portant par Alexandre sur le crocodile, retentirent à ce moment dans les profondeurs de la forêt.
– Tiens, continua-t-il, voici Alexandre qui guerroie, à ses risques et périls, au moins, contre une proie susceptible de se défendre.
Albert, hélas ! ne croyait pas si bien dire.
– Si nous allions le rejoindre ? demanda Joseph.
– Eh ! mon cher, cela me semble difficile. Nous ne pouvons guère nous retirer complètement, sans risquer de mécontenter ces bonnes gens qui nous ont assigné le poste d’honneur.
» C’est bien assez de nous soustraire à cette abominable boucherie. Attendons patiemment à l’ombre la fin du massacre et le retour de notre ami.
Les lambeaux palpitants des gracieux habitants du Kalahari étaient dépecés avec une prodigieuse habileté, déposés sur les peaux étalées sur l’herbe, et répartis en lots proportionnels au nombre des membres de chaque famille. Le partage fut opéré avec une remarquable équité, et chaque chasseur fut bientôt en possession d’un butin copieux.
Ce n’est pas tout. Les guerriers des tribus voisines voulant dignement reconnaître l’invitation des Bushmen, annoncèrent à leurs hôtes une distribution de sel. Cette nouvelle fut saluée par une explosion d’allégresse dont ceux-là seuls qui ont subi longtemps la dure privation de cet indispensable condiment, pourront apprécier l’intensité.
Il y eut, à l’annonce de cette largesse inattendue, un hourra formidable, en l’honneur de « ceux du singe » qui acquéraient ainsi d’imprescriptibles droits à la gratitude de leurs hôtes.
Pour bien comprendre cette appellation, « ceux du singe », donnée à leurs invités par les Bushmen, il faut savoir que les diverses tribus des Betchuanas, se désignent entre elles par le nom de différents animaux. Ainsi, le mot de Bakouena, signifie ceux (les gens) de l’alligator et celui de Batlapi, ceux du poisson ; Bataous, désigne les gens du lion, Banogas, ceux du serpent, et ainsi de suite pour les innombrables peuplades composant la grande famille des Betchuanas, tels que les Bangouaketsis, les Bahoroutsis, les Barolongs, les Bamangouatos, les Batouanas, les Bakoas, les Bamotlaros, etc. Chacune de ces tribus ressent une crainte superstitieuse pour l’animal dont elle porte le nom, comme les Peaux-Rouges du Far-West pour celui qui leur sert de « Totem » ou emblème distinctif. Enfin, cet animal qu’il est défendu de tuer, ni même de molester, donne son nom à la danse particulière adoptée par chaque peuplade. Et par extension, on ne demande pas à un indigène quel est le nom de sa tribu. On lui demande quel est son « Bina » (danser). Il répond qu’il danse le lion, le serpent, l’hippopotame, etc.
« Ceux du Singe » ou Bakatlas, depuis quelque temps pauvres en gibier, se trouvaient riches en sel. Richesse, hélas ! bien relative, étant donnée la rareté de cette substance précieuse, et le procédé employé pour son exploitation.
Quand le sel nécessaire à la consommation des habitants du Kalahari n’est pas apporté à dos d’homme des grands lacs de l’intérieur, quand les flaques d’eau saumâtre sont entièrement desséchées, quand, enfin, la disette est absolue, ils s’approvisionnent de la manière suivante. Ils coupent dans les marais des roseaux d’une espèce particulière et des tiges de tsitla, les brûlent en tas, et en recueillent précieusement les cendres. Ils fabriquent ensuite avec des brindilles fines et flexibles un large entonnoir, semblable à une ruche renversée et garnissent intérieurement cet appareil primitif d’une torsade d’herbes. Cela fait, ils mettent les cendres dans une calebasse remplie d’eau, et la vident doucement dans l’entonnoir. L’eau, saturée de cendre, se filtre, abandonne par l’évaporation le sel qu’elle contient en dissolution, et le dépose en quantité suffisante pour l’alimentation.[21]
Les Bushmen n’avaient donc plus à craindre, au moins pendant un certain temps, ces fréquentes indigestions résultant de la privation du sel. Il est en effet à remarquer que le manque de sel produit, concurremment avec une alimentation presque exclusivement azotée, une inertie de l’estomac, qui se traduit par des digestions de plus en plus pénibles dont souffrent non seulement les indigènes, mais encore les Européens.
Le meilleur remède consiste à absorber, quand on le peut, une cuillerée à café de sel, pour voir immédiatement cesser les accidents.
Albert et Joseph après avoir assisté à cette série de congratulations dont ils ne comprenaient pas un mot, mais auxquelles ils prenaient plaisir de confiance, en voyant la joie générale, commencèrent à s’inquiéter sérieusement de l’absence prolongée d’Alexandre. Dans un pays absolument sauvage, où le danger revêt toutes les formes, où l’arbre, la plante, la fleur, l’insecte, le fauve, peuvent, au moment où l’on s’y attend le moins, être la cause occasionnelle d’un péril mortel, l’inquiétude se complique bientôt d’angoisse.
Les noirs remarquèrent aussi cette absence du chef blanc, dont ils avaient admiré la mâle prestance, la puissante stature. Un groupe affairé, au milieu duquel le père de l’enfant sauvé par le jeune homme se signalait par son exubérance de gestes et de paroles, se forma bientôt autour des deux amis.
Le Bushman prit la tête de la troupe, franchit la palissade, et se dirigea vers le bois, en suivant sur le sol la piste du chasseur. De temps en temps il s’arrêtait, prêtait une oreille attentive au murmure de la forêt géante, comme s’il eût espéré percevoir un bruit étranger, puis secouait la tête et repartait, courbé en deux, inspectant les tiges froissées, scrutant les plaques de sable, cherchant et trouvant, sans erreur possible, des vestiges invisibles pour tout autre.
On arriva enfin près du marécage qui conservait d’indéniables traces du passage d’Alexandre. Le crocodile gisait, les yeux béants, étendu sans vie sur le flanc. Ses mâchoires puissantes enserraient encore la crosse du fusil, dans laquelle ses longues dents s’étaient implantées comme des chevilles d’acier. Les noirs désarticulèrent, à coups de hache, la tête de l’énorme saurien et retirèrent l’arme, pendant que Joseph et Albert, pâles, le cœur serré, battaient avec précaution les alentours du lac fangeux.
21
J’ai vu les noirs de la Haute Guyane ainsi que les Peaux-Rouges du Maroni user d’un procédé analogue. Ils brûlent un palmier nommé « Paripou », lavent les cendres et en extraient du sel par évaporation. Je me suis servi de ce sel qui, malgré une légère amertume, peut remplacer, à la rigueur, celui du commerce, L. B.