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Il leur était déjà possible de reconstituer la partie du drame qui avait trait à la lutte de leur ami contre le monstre. Une horrible pensée leur vint, à la vue de ses dimensions colossales. Alexandre a pu être dévoré par lui.

Le Bushman saisit la signification de leur geste et comprit leur angoisse. Il secoua doucement la tête, montra que les dents ne conservaient aucune empreinte sanglante, et, pour plus de sécurité, fendit le ventre du crocodile qui eût pu servir de réceptacle à une créature humaine tout entière. Les viscères étaient complètement vides.

Les vases molles ne conservaient d’ailleurs aucune trace. Le cloaque avait presque aussitôt repris sa lugubre configuration. Mais, à quelques mètres de là, sur la terre ferme, les vestiges se retrouvaient en quantité. C’était d’abord une trouée produite au milieu des herbes hautes et serrées, comme par le passage d’un fauve, ou plutôt le traînement d’un corps pesant. Chose étrange, les plantes courbées, froissées, avaient, en un endroit, été largement aspergées d’eau, et les gouttelettes scintillaient encore sur certaines feuilles.

Le Bushman examina les tiges, fit quelques pas, se baissa, se glissa à travers les broussailles qui allaient en s’épaississant, suivit cette mystérieuse coulée, en faisait un geste expressif indiquant qu’il ne voulait pas être suivi.

Il revint au bout d’une demi-heure environ, et regarda Albert et Joseph avec une expression singulièrement éloquente de douleur et de regret. Puis, dit ce seul mot : « lekoa » signifiant l’homme blanc, et faisant signe à six de ses compagnons de faire le geste d’en saisir un septième, il ajouta : « makoa» (plusieurs blancs). La signification de ces deux vocables fréquemment employés par les indigènes, n’était pas inconnue au jeune homme, qui crut deviner que son ami avait été enlevé par plusieurs blancs.

Combien Albert regretta l’absence du guide Zouaga, resté au kraal parce que, appartenant à une tribu dont l’antilope était l’emblème, il ne pouvait prendre part à la partie de chasse. Quelque peu versé que fût le brave noir dans les connaissances des idiomes civilisés, les menues bribes d’anglais qu’il possédait, eussent pu éclairer le malheureux jeune homme sur le sort probable de son ami.

Le Bushman comprenant que les deux Européens voulaient être édifiés sur les péripéties de cette étrange disparition, leur fit signe d’apprêter leurs armes, appela ses compagnons, et s’enfonça de nouveau sous bois en leur enjoignant, par un signe expressif, d’avoir à le suivre sans plus tarder.

À trois cents mètres à peine s’élevait une vaste clairière, ombragée de grands arbres, et dont le sol uni était couvert par places d’herbes rares et ténues. De nombreuses traces de chevaux non ferrés se remarquaient à première vue sur la terre assez friable, ainsi que les restes d’un campement récent, précipitamment abandonné.

Enfin, les mystérieux cavaliers avaient dû s’enfuir chacun dans une direction opposée, car les traces rayonnaient de tous côtés, avec la clairière comme centre. Albert en compta six, et fit cette remarque qu’un des chevaux devait porter deux hommes, car ses sabots étaient implantés dans la terre bien plus profondément que ceux des autres.

Bien qu’une douleur poignante lui étreignît le cœur, cette constatation calma un peu ses angoisses.

Alexandre, blessé peut-être, avait été enlevé. Il était prisonnier, mais, somme toute, il vivait. Puisque ses mystérieux ravisseurs ne l’avaient pas mis à mort, il y avait encore lieu d’espérer.

Albert était bien loin de soupçonner toute l’étendue de la catastrophe terrible qui venait de frapper son ami.

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Alexandre, à demi étranglé, s’était évanoui. Une sensation de froid le ranima. Il ouvrit les yeux et fit un mouvement de surprise à la vue d’un homme qui lui secouait brusquement sur la figure ses doigts trempés dans une calebasse pleine d’eau. Quelque intrépide qu’il fût, l’aspect de cette face bestiale, coupée en diagonale d’une balafre violacée, lui fit courir sur le corps un rapide frisson. Il reconnaissait le misérable Portugais, flanqué de ses cinq complices, qui tous le contemplaient avec une indicible expression de haine satisfaite. Il voulut se lever, mais ses jambes et ses bras étaient attachés. Tout mouvement lui était impossible.

L’homme à la balafre, voyant qu’il reprenait ses sens, cessa son aspersion, et le débarrassa de la lanière de cuir qui lui emprisonnait le col.

– Oh !... oh !... lui dit-il en mauvais anglais, vous vous décidez enfin à revenir à vous, mon joli blanc d’Europe.

» J’ai eu la main un peu lourde, en vous passant cette cravate, n’est-ce pas ? Mais maintenant que votre pâmoison est finie, nous allons causer.

Alexandre garda un silence dédaigneux.

– Vous chantez moins fort que l’autre jour au kraal, devant ces brutes que vous nous avez si gentiment enlevées. Vos amis ne sont plus là, avec leurs carabines. Et vous êtes seul... bien seul, à mon entière discrétion.

» Vous vous taisez... Cela m’est égal, car je possède un procédé infaillible pour vous faire parler. Tout à l’heure, nous serons forcés de vous imposer silence, car vous bavarderez comme tout un vol de perroquets gris.

– Essaie, dit simplement le Français.

– Écoutez-moi d’abord. Je ne vous en veux pas autrement, bien que vous ayez été un peu vif dans votre manière de jouer du chambock.

» Je suis un honnête marchand qui ne demande pas mieux que de faire pacifiquement ses affaires. Or, vous m’avez causé, à moi et à mes associés, un grave préjudice en m’empêchant d’opérer la livraison de ma caravane. Vous allez donc réparer ce dommage, n’est-ce pas, senhor branco ?

Alexandre haussa les épaules.

– Vous voyagez sans doute pour votre plaisir. Or, vous devez être riche, pour vous offrir une fantaisie aussi coûteuse.

» Suivez bien mon raisonnement, et décidez-vous sans hésiter, car les instants sont précieux. Vos amis, inquiets de votre disparition, vont se mettre à votre recherche, et nous n’avons pas envie d’entrer, pour aujourd’hui du moins, en pourparlers avec eux.

» Nous possédions cinquante noirs. Que cette possession soit ou ne soit pas légitime à votre point de vue, peu importe. Chacun d’eux valait en moyenne quarante livres (1000 francs).

» Vous allez nous signer un bon de cinquante mille francs pour votre correspondant de Cap-Town, puis nous nous séparerons quittes, et bons amis si vous le voulez.

Alexandre eut un brusque éclat de rire qui parut démonter un moment l’impudent coquin.

– Tu es fou, mon garçon, dit-il d’une voix railleuse. D’abord, je ne possède pas cette somme. Ceci soit dit à titre de simple renseignement, car, je l’aurais, que tu n’en palperais pas un sou.

» Qui m’empêcherait ensuite de te donner un bon imaginaire sur le premier banquier venu ?...

– Oh ! nous savons lire et écrire, et nous connaissons bien les maisons financières de la ville. Nous y touchons nos traites, ainsi que dans toutes celles du littoral.

– C’est flatteur pour les financiers anglais. Mais, passons. En admettant que tu m’accordes crédit sur ma bonne mine et que je fasse l’impossible pour te solder, – mon avis est qu’on doit payer même les coquins, – crois-tu que je sois assez niais pour croire que quand je me serai constitué ton débiteur, tu me laisseras bénévolement aller, sans essayer de tirer vengeance de ce joli coup de chambock dont ta laide face est encore toute boursouflée.