La première pensée d’Albert de Villeroge fut de suivre la piste de celui des chevaux qui lui semblait chargé d’un double fardeau. Il ne pouvait en effet douter qu’il ne servît à transporter son malheureux ami. Albert, au cours de son existence aventureuse, était devenu un incomparable batteur d’estrade. Élevé à la rude école des gauchos de la Pampa Argentine, ayant eu de fréquents rapports avec les derniers trappeurs du Far-West et les chasseurs de la Sonora Mexicaine, le désert n’avait plus de mystères pour lui. Il allait donc, sans autre préambule, laisser le Révérend à ses ouailles en compagnie de master Will, et s’élancer avec Joseph à la poursuite des ravisseurs, quand Zouga, auquel il fit, en quelques mots, part de son projet, l’engagea à prendre patience.
De la patience ! Quand son ami, au pouvoir d’une horde de bandits, l’appelait peut-être désespérément. De la patience ! Ce mot fit bondir l’impétueux jeune homme, dont le calme apparent était démenti par une pâleur livide et un tremblement nerveux.
– Crois-moi, chef, reprit affectueusement Zouga. En partant aujourd’hui tu seras seul, tandis que demain les Bushmen t’accompagneront.
» Tu verras que la reconnaissance est une vertu noire.
– Pourquoi pas maintenant ?
– C’est qu’il y a fête au kraal ce soir, et d’ailleurs la nuit qui vient suspendra forcément les recherches. Mais il n’y aura pas pour cela de temps de perdu. Les chevaux de ceux qui ont enlevé le blanc ne pourront pas courir longtemps, ils seront bientôt fatigués et les Bushmen sauront les rejoindre avant peu, car nul animal ne saurait égaler la rapidité de leur marche.
» Viens. Je t’accompagnerai aussi, car j’aime le blanc ami des noirs.
Albert, à moitié convaincu par ce raisonnement, suivit la troupe des chasseurs, qui rentraient tumultueusement au kraal, chargés d’un butin énorme.
Une femme souriante, radieuse, portant un enfant à cheval sur sa hanche, se tenait près de la palissade, comme pour souhaiter la première une affectueuse bienvenue aux nouveaux arrivants. Son œil noir qui couvrait le négrillon d’un indicible regard de tendresse, se reportait avec insistance sur le groupe formé par le guide et les deux Européens.
Albert reconnut la mère de l’enfant mordu par le Picakholou.
Elle remarqua la pâleur des deux Catalans et s’aperçut aussitôt de l’absence de leur ami.
– Où est le blanc ? s’écria-t-elle d’une voix étranglée.
Son mari s’avança d’un bond.
– Femme, dit-il, le blanc a été enlevé.
» Prépare les flèches... Prépare le poison...
» Je pars à la recherche du blanc.
» Ceux qui ont porté la main sur le grand chef vont mourir.
» Va !...
– C’est bon, répondit la femme qui disparut en courant.
– Tu as entendu, fit Zouga triomphant. Le chef sera délivré. Ses ennemis seront morts demain.
» Le Bushman l’a dit.
Pendant qu’Albert, dévoré d’une poignante inquiétude, s’isolait dans la case toute neuve que les Bushmen avaient élevée pour servir d’habitation aux Européens, Joseph s’était mis à la recherche du Révérend et de master Will. Il leur racontait, en termes indignés, la catastrophe qui avait si malheureusement terminé la partie de plaisir, et roulait de terribles projets de vengeance contre ces ravisseurs inconnus.
Le faux missionnaire et l’agent de police, sollicités par des motifs bien différents, manifestèrent à cette nouvelle une émotion dont Joseph leur sut un gré infini. Le premier, déçu dans sa cupidité, voulait remuer ciel et terre pour retrouver Alexandre dont l’existence représentait pour lui et ses complices un capital fantastique. Le second, voyant qu’on lui avait enlevé son criminel, ne parlait rien moins que de retourner sur les terres anglaises chercher du renfort, et mettre, si besoin était, la province à feu et à sang.
– Dans tous les cas, comptez sur moi, disait le Révérend. Quoique je sois un homme de paix et que je répugne à l’idée de verser le sang, je veux m’associer à vos recherches. Dussé-je y perdre la vie.
– Quant à moi, renchérissait master Will, mon bras n’est pas encore en parfait état, mais, By God ! l’autre est solide. Les jambes sont bonnes, et la tête n’a rien à leur envier.
» Je suis des vôtres quand il vous plaira.
Joseph, tout ému de cette franche cordialité, ne savait comment témoigner toute sa gratitude.
– Voilà qui est entendu, n’est-ce pas, mes amis. C’est pour demain matin.
» Caraï ! Cette nuit va me paraître bien longue. Oh ! que je voudrais me trouver à portée de ces vermines !
» J’inventerai, pour les faire mourir, les plus horribles supplices.
» Pauvre M. Alexandre !
Cependant les apprêts de la fête nocturne commençaient. D’énormes brasiers flambaient de tous côtés, les paniers de bière circulaient, les noirs buvaient comme des outres, dansaient comme s’ils eussent été piqués de la tarentule, et leurs barbares instruments de musique faisaient rage.
Albert qui, en temps ordinaire, eût contemplé avec curiosité, avec plaisir même, ce sauvage divertissement, ne put assister aux ébats de cette joie grossière. Il quitta sa case, erra dans le kraal, et se trouva devant l’humble demeure où la femme du Bushman préparait les flèches et le poison.
Les naturels des deux continents sont, en général, d’une discrétion absolue pour tout ce qui a trait à ces redoutables engins de défense, et ils refusent obstinément d’indiquer aux blancs les procédés qu’ils emploient dans la fabrication de leurs poisons.
Moitié désœuvrement, moitié curiosité, le jeune homme entra. La bonne créature, n’ayant aucun motif de dissimulation envers l’ami de son bienfaiteur, continua sa terrible besogne.
Le petit arc de bois dur, à peine long d’un mètre, venait d’être graissé et la corde, en tendon d’élan, avait été renouvelée. Les flèches, tirées du carquois en peau de léopard, symétriquement rangées sur le sol, sont minutieusement passées en revue. Ce sont de simples roseaux, très artistement travaillés, et dont la confection fait le plus grand honneur à l’adresse de ces primitives ouvrières. Loin d’avoir les dimensions énormes des flèches des Indiens de l’Amérique du Sud, qui souvent dépassent deux mètres, celles-ci ne mesurent que cinquante centimètres de longueur. Mais quelle perfection, quelle ingéniosité dans l’adaptation des différentes pièces composant ce petit instrument de mort. La pointe, mobile, longue de six à sept centimètres, est un os arrondi qui s’implante à frottement doux dans le roseau, auquel il adhère légèrement. On comprend, de prime abord, que, quand la flèche a pénétré dans les chairs, il est facile de retirer le roseau, mais que la pointe ne vienne pas avec lui, d’autant plus qu’elle est armée sur le côté d’un petit crochet de fer très aigu qui rend impossible toute tentative d’extraction. C’est cet os tailladé de petites dents qui est, ainsi que le crochet, enduit de poison.
La Bushwoman prit un grand vase en terre poreuse déposé dans un des coins de la case et en retira, avec précaution, une trentaine de petites chenilles appelées « N’goua » par les indigènes. Elle les écrasa sur un fragment de calebasse, mit les entrailles de côté et jeta les peaux. Elle fit, avec ces viscères, une boulette verdâtre, de consistance molle, prit une à une les flèches, enduisit les pointes d’os et le petit crochet de fer, puis les rangea méthodiquement dans le carquois.