L’opération était terminée, Albert ne pouvait croire à la vertu de ce toxique primitif dont il avait entendu exalter les propriétés terribles.
– Si ce sont là, murmura-t-il en aparté, les éléments avec lesquels nos sauvages auxiliaires comptent délivrer mon pauvre Alexandre, je ferai mieux de compter sur ma bonne carabine.
Malheureusement son ignorance de la langue des Bushmen l’empêcha de demander à la femme le moindre éclaircissement. Son scepticisme fut pourtant ébranlé, en voyant les soins minutieux qu’elle prenait pour nettoyer ses ongles et les débarrasser des moindres parcelles de matière. Il allait se mettre à la recherche de Zouga, pour lui faire part de ses appréhensions, quand le guide entra délibérément.
Le Betchuana vit les préparatifs, et son masque noir prit une expression de joie farouche.
– Femme, dit-il, c’est bien. Tu as préparé le « N’goua ». Ceux qui ont enlevé le blanc mourront.
– Que dis-tu ? demanda Albert.
– C’est le N’goua. Le N’goua est terrible. Il foudroie la panthère et le léopard. L’éléphant, piqué à la trompe, meurt bientôt, et le lion, quand il est blessé, devient si furieux que, avant de mourir, il mord avec furie la terre et les arbres.
» L’homme, atteint par la flèche enduite de « N’goua », éprouve une douleur si épouvantable, qu’il se roule, se déchire, demande le sein de sa mère comme s’il se croyait redevenu un petit enfant. Ou bien, affolé par la rage, il s’enfuit loin des kraals, s’enfonce dans les bois et meurt, l’écume à la bouche.
» Le chef blanc sera vengé.
– Mais, n’y a-t-il pas d’autres poisons, en usage chez les Bushmen et les Betchuanas ?
– Si. Le venin du Picakholou, et le suc des plantes auxquelles vous donnez des noms que nous ne connaissons pas.
» Mais ces poisons engourdissent et tuent sans faire souffrir.
» Le N’goua est le poison de la vengeance.
La nuit était venue pendant ce temps, et le festival sauvage avait atteint une animation inouïe. À la pétarade des roseaux creux jetés à pleines brassées dans les foyers, se mêlaient le hurlement des hommes, les glapissements des femmes, les cris aigus des enfants – la plupart, hélas ! abominablement ivres, sans distinction de sexe ni d’âge – et la plus invraisemblable cacophonie produite par les gourras, les joums-joums, les robouquins, les romelpots et autres instruments baroques.
Le gourra a la forme d’un arc. Il se compose d’une corde à boyau attachée à un tuyau de plume aplati et fendu. Cette plume est percée d’un trou dans lequel le virtuose siffle, souffle, beugle comme sur une peau de mirliton, sans mesure, naturellement, et avec le plus d’intensité possible. Un orchestre composé d’une douzaine de gourras est terrible à entendre.
Le rabouquin est une longue planche triangulaire sur laquelle sont tendues trois cordes à boyau. Ces cordes s’appuient, en guise de chevalet, sur une vessie gonflée destinée à servir de résonateur. Cet instrument est plus redoutable encore que le gourra.
Quant au romelpot, c’est le comble. Figurez-vous un tronc d’arbre creux, monté sur trois pieds, et sur lequel est tendue à éclater une peau de couagga. L’instrumentiste, armé de deux massues, cogne à tour de bras sur cette peau indestructible, et produit de la sorte une série de détonations qui feraient taire une batterie de grosses caisses !
Les danseurs ne déparent pas l’orchestre, au contraire. Sous l’impulsion de ce charivari, les hommes qui se sont préalablement dépouillés de leurs karosses, se rangent les uns derrière les autres de façon à former un cercle. Ils sont presque entièrement nus et tiennent à la main un bâton, une petite hache ou une sagaie, puis, chacun se met à hurler de toute la force de ses poumons, tandis que la bande entière lève une jambe, et frappe, cette fois, un seul coup. C’est le seul mouvement qui soit exécuté en commun. Pour le reste, carte blanche. Aussi, les mouvements les plus désordonnés, les éclats de voix les plus formidables, sont-ils laissés à l’initiative de tous. Figurez-vous un orchestre dont chaque musicien jouerait de toutes ses forces un air différent, un corps de ballet dont chaque personnage exécuterait les contorsions les plus diverses, un chœur dont chaque virtuose beuglerait une chanson particulière, et vous aurez à peine l’idée de ce pot-pourri invraisemblable dont l’audition et la vue portent à son comble la joie des habitants du kraal. Les têtes et les bras s’agitent dans tous les sens, les vociférations sont poussées avec une intensité farouche, et un nuage de poussière entoure les danseurs dont les pieds, frappant le sol sans interruption, laissent une profonde empreinte dans la terre qu’ils ont foulée.
De temps en temps, un noir se détache du cercle, et s’en vient, aux applaudissements de la foule, exécuter un cavalier seul de haute fantaisie, qui ferait la fortune de ces bals de barrière où éclosent les élucubrations chorégraphiques les plus macabres. Cet exercice d’aliénés n’est pas seulement le privilège exclusif de l’adolescence. La Terpsichore tropicale a de fervents adorateurs parmi les adultes, et même des vieillards à tête grise ne dédaignent pas d’exécuter des cabrioles dont les clowns les plus endiablés se montreraient jaloux. Vous dire si ces clameurs furibondes, si ces déhanchements d’épileptiques engendrent une soif intense, serait superflu. Tous portent comme une fournaise dans leur gorge, des flots de sueur inondent leurs membres, et une odeur de bouc, à faire danser un troupeau de chèvres, se répand dans l’atmosphère. Aussi, les paniers de bière circulant à discrétion, sont-ils épuisés jusqu’à siccité.
Le Bushman qui avait promis à Albert de retrouver Alexandre et de tirer vengeance de ses ravisseurs, se faisait remarquer entre tous par une verve enragée. De temps en temps, il quittait le cercle et s’avançait, les flancs haletants, la gorge sifflante, les narines ouvertes, vers le jeune homme, se pavanait fièrement devant lui, comme pour lui dire : « Tiens, regarde et admire. Vois comme je suis un grand guerrier. Sois tranquille, un homme qui danse si bien doit se battre encore mieux. »
Cette gymnastique effrénée causait au contraire de vives inquiétudes à Albert qui se demandait, non sans raison, comment ce furieux pourrait, le lendemain matin, mettre seulement un pied devant l’autre. Ses appréhensions étaient sans fondement ; car, bien avant le lever du soleil, l’homme avait pris ses armes et était parti à travers bois, en compagnie de son frère, après avoir dit à Zouga d’engager formellement Albert à attendre son retour. Ce brusque départ le contraria vivement. Il eût voulu se joindre aux deux chasseurs, et se reprochait d’avoir confié à ces sauvages le soin de retrouver la piste de son ami. Joseph, master Will et le Révérend partageaient son impatience ; et voulaient aussi marcher de l’avant.
Le guide, qui connaissait bien les habitudes des noirs chasseurs, eut toutes les peines à les faire demeurer au kraal, alléguant pour motif que leur manière de procéder, toute différente de la leur, ne pourrait qu’entraver l’exécution de leur plan.
– Prends patience, chef, répétait-il à chaque objection, l’homme a dit qu’il reviendrait avant la nuit, sois sûr qu’il n’y manquera pas.
De guerre lasse, Albert rongeant son frein, arpentant fiévreusement le kraal en tous sens, comptant les heures et les minutes, se résigna à cette cruelle attente.
Zouga disait vrai. Le soleil commençait à décliner derrière les grands arbres, qu’un groupe apparut au loin, dans la direction du hopo.
– Des chevaux ! s’écria Joseph grimpé sur le toit conique d’une cabane, j’aperçois des chevaux.