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– C’est impossible, tu te trompes. Ce sont des antilopes blessées échappées à la battue.

– Caraï ! J’en suis sûr. Vous allez les apercevoir dans un moment.

– Mais, alors, qui les monte ?

– ... Trois, quatre, cinq... Il y en a cinq...

» Tiens ! Il n’y a que deux cavaliers. Ils mettent pied à terre. Les chevaux refusent d’avancer.

» Ah ! bravo ! quelques bons coups de sagaies les font trotter.

– Et Alexandre !... Alexandre est-il avec eux ?

– Je distingue mal, à cause du soleil couchant. Non, je ne vois pas M. Alexandre.

» Eh ! ce sont les deux noirs partis cette nuit.

Un cri de désespoir échappa à Albert.

– Triple niais ! lâche que je suis, d’avoir laissé de misérables sauvages empiéter sur les droits sacrés de l’amitié.

» J’ai perdu douze heures à me morfondre ici dans une stupide inaction, au lieu de courir au secours de mon ami.

» Ces brutes partent à la recherche d’un homme, leur bienfaiteur, et ramènent des chevaux !

Joseph ne s’est pas trompé. Ce sont effectivement les Bushmen, montés sur chacun un cheval, qu’ils lardent de la pointe de leurs sagaies ; ils arrivent à fond de train. Les trois autres, disciplinés comme le sont tous les chevaux du Cap, habitués à marcher en troupe, suivent en liberté, comme des chevaux d’escadron.

L’aspect des sauvages cavaliers est horrible. Vermillonnés de la tête aux pieds d’une hideuse couche de sang coagulé, leur épiderme forme çà et là des îlots noirs entre les coulées rouges. Ils poussent des clameurs farouches, et un rictus de félin en colère plisse leurs lèvres grisâtres et découvre leurs dents aiguës. Leurs montures, également souillées d’une écume sanglante, sont affreuses à voir.

L’un d’eux, celui-là même dont Alexandre a sauvé l’enfant, porte sur les reins un de ces filets à larges mailles dans lesquels les femmes transportent les coquilles d’œuf pleines d’eau. Mais, au lieu des inoffensifs récipients, les Européens s’aperçoivent qu’il renferme des têtes humaines fraîchement coupées.

Le Bushman s’élance d’un bond sur le sol, et pousse un cri que l’on eût dit incompatible avec un gosier d’homme. Il se débarrasse de son horrible fardeau, prend les têtes par les cheveux et les lance aux pieds d’Albert épouvanté.

– Tiens ! dit-il avec un rire de démon, les reconnais-tu ?

» Oh ! le compte y est. Pas un n’a échappé.

Le jeune homme écœuré, jette, malgré lui, un regard sur une de ces têtes et aperçoit la balafre profonde tracée, deux jours avant, d’un coup de chambock, par Alexandre sur la face du mulâtre Portugais.

La lumière se fait aussitôt dans son esprit. Il comprend le rapt de son ami tombé dans une embuscade dressée par les négriers. Les misérables, après avoir laissé leurs chevaux dans un lieu connu d’eux seuls, avaient sans doute étroitement surveillé le kraal pendant les apprêts de la battue indigène, et suivi le groupe des chasseurs, comptant sur un incident pour assouvir leur vengeance.

Cet incident s’était produit lorsque, après la rupture de la palissade, Alexandre s’était élancé témérairement à la poursuite du couagga blessé. Son enlèvement avait été l’épilogue de sa lutte avec le crocodile.

– Mais Alexandre ! s’écria-t-il d’une voie étranglée. Où est le chef blanc ?... Parle !...

Le noir semble ne pas entendre. Étonné de voir qu’Albert ne paraît pas donner à ces horribles débris une attention suffisante, il les soulève un à un par les cheveux, les soufflette à tour de bras, leur crève les yeux, leur coupe les oreilles à coups de dents, et crache de tous côtés les morceaux de cartilage.

Puis, comme grisé de sang et de carnage, insensible en apparence à tout ce qui l’entoure, il entonne une sorte de chant monotone, interrompu par de sardoniques éclats de rire.

» ... Les demi-blancs sont venus du couchant. Ils ont enlevé par trahison les hommes de race noire pour les emmener loin... bien loin... Les hommes noirs portaient au cou la bûche d’esclavage. Ils allaient quitter pour toujours leur désert de Kalahari... Mais les vrais blancs sont arrivés... Les blancs comme Daoud, le père vénéré des noirs... Les vrais blancs ont brisé les bûches et délivré les Bushmen...

» Les hommes blancs sont de grands guerriers. Le chef est bon... bon comme Daoud... Il a sauvé l’enfant qui allait mourir.

» Le chef blanc est bon... Il est brave, mais il n’est pas prudent. Il n’a pas tué les marchands d’esclaves. Ceux-ci l’ont enlevé pour le punir d’avoir rendu la liberté aux Bushmen.

» Mais les Bushmen sont de grands guerriers. Ils possèdent le N’goua, le poison mortel qui fait souffrir. La flèche enduite avec le N’goua les a tués tous. Ils ont souffert et leurs bouches qui ne parleront plus, ont hurlé de douleur.

» Leurs têtes seront accrochées à la palissade du kraal.

» Les Bushmen sont braves. Ils aiment les blancs.

Albert avait écouté, avec l’impatience que l’on peut croire, cette sauvage mélopée à laquelle il n’entendait pas un traître mot, et que Zouga lui traduisit le plus intelligiblement possible.

Le guide apprit ensuite du noir que, après avoir atteint les mulâtres endormis dans une trompeuse sécurité et tiré d’eux cette horrible vengeance, l’implacable justicier s’était mis à la recherche de la piste d’Alexandre. Il avait pu, guidé par son infaillible instinct, retrouver la trace du cheval qui fuyait affolé, emportant le malheureux jeune homme attaché sur sa croupe. Mais n’ayant naturellement pas pu deviner cette particularité, il avait cru, de bonne foi, que le sauveur de son enfant s’était évadé, et qu’il avait dû reprendre, par une autre voie, la route du kraal.

Aussi, son désappointement se traduisit-il par de nouvelles invectives contre ses ennemis morts et de nouvelles mutilations opérées sur leurs têtes sanglantes.

Albert, un instant abattu, a récupéré toute sa jeune et vigoureuse énergie. Ses préparatifs de départ furent terminés en un tour de main. Armes, provisions solides et liquides, munitions furent emballées et attachées sur les chevaux que le Bushmen, avec son bon sens pratique, avait amenés, dans l’espoir qu’ils pourraient être utiles à ses hôtes.

Puis, bien que la nuit vint rapidement, il fut décidé que l’on partirait séance tenante pour rejoindre le kraal abandonné où les négriers avaient trouvé la mort et d’où partait la trace d’Alexandre.

– Allons, Joseph, en selle, mon ami. Master Will, Révérend, venez-vous ? Restez-vous ?

» Moi, je pars. Qui m’aime me suive !

– À vos ordres, monsieur, répondirent les deux Anglais en enfourchant chacun un cheval. Comptez sur notre concours.

– Et moi, chef, interrompit le Bushmen, je ne te quitte pas. Les nuits sont mauvaises dans le désert. Je ne veux pas que mon bienfaiteur le chef blanc reste plus longtemps exposé à la griffe du lion ou à la dent du serpent.

» Partons,

XIV

Attaché sur un cheval emporté. – Course furieuse. – Affreuses tortures. – Avantages des menottes en cuir sur les menottes de corde. – Qui complète la similitude avec le supplice de Mazeppa. – Au milieu du lac. – Alexandre, devenu gibier, est chassé par une meute de crocodiles. – Au moment d’être dévoré vif. – Victime d’une bonne action. – À quoi peut servir un fagot d’épines recouvert d’une veste de chasse. – Un saurien bien attrapé. – Procédé indigène pour faire marcher un cheval. – La lance empoisonnée. – Le libérateur des noirs devient esclave à son tour.