Le policeman conservait seul un imperturbable sang-froid. Il avait tout d’abord empêché que l’on touchât au cadavre, et que l’on modifiât en quoi que ce soit le désordre qui régnait dans le bazar roulant de la malheureuse victime.
Pendant que les soins les plus empressés étaient prodigués à l’infortunée jeune fille, dont la syncope faisait place à une terrible crise de nerfs, l’homme de police faisait subir un rapide interrogatoire à la servante. Comme il s’y attendait, celle-ci ne savait absolument rien. Elle dormait près de sa maîtresse, des mains brutales les avaient saisies toutes deux et garrottées pendant leur sommeil. Elle avait cru entendre un gémissement étouffé, puis elle avait attendu dans de mortelles angoisses des secours arrivés trop tard. C’était tout.
Le policeman hochait la tête en homme qui se recueille, et ses traits impassibles, qu’on eût dit sculptés dans un masque de pierre, ne laissaient rien deviner des sentiments qui l’agitaient.
Son émotion était profonde pourtant ; et nous n’oserions affirmer que ce crime, entouré de circonstances mystérieuses, ne lui causât une certaine satisfaction. C’est que Master William Saunders, familièrement appelé Mister Will par le personnel du kopje, se prétendait à tort ou à raison un habile homme, dont les facultés n’avaient pu, jusqu’alors, trouver un emploi digne de leur mérite. Il végétait, à son grand déplaisir, dans les rangs les plus infimes de la police mobile, attendant impatiemment cette occasion que le hasard lui envoyait. Faire rendre gorge à un Cafre qui a avalé un diamant, obtenir d’un blanc l’aveu d’un larcin, conduire à la prison par leurs queues de cheveux une demi-douzaine de Chinois hardés comme des chiens de chasse, assister à une bastonnade ou commander la corvée des hommes condamnés aux travaux de propreté, la belle affaire, vraiment ! Le dernier des manœuvres eût pu en faire autant.
Mais, chercher le mot de cette sanglante énigme, remonter de l’effet brutal, tangible, aux causes mystérieuses, rassembler tous les éléments du drame, réunir les documents les plus futiles en apparence, trouver un indice quelque faible qu’il fût, et guidé par un fil conducteur, s’élancer sur la piste de l’assassin, lutter avec lui de ruse et d’audace, le rejoindre, s’en rendre maître, le livrer aux tribunaux, entendre dire, c’est Will, l’incomparable Will qui est le seul auteur de ce tour de force, voir son nom accolé aux épithètes les plus flatteuses, contempler ses traits dans les gazettes illustrées, en regard du portrait du criminel, il y avait là de quoi émouvoir le moins ambitieux des policiers, et William Saunders était un ambitieux doublé d’un véritable dilettante.
Ces réflexions, longues à énumérer, traversèrent son cerveau comme un trait de feu. Les cris : La loi de Lynch !... La loi de Lynch !... l’arrachèrent à sa méditation au moment où il entendait le lord gouverneur le nommer chef de police de Cap-Town, en récompense de sa brillante conduite.
Il se retourna gravement, promena sur l’assistance irritée son regard impassible, et laissa tomber ces seuls mots :
– Vous voulez lyncher qui ?
Cette simple phrase produisit l’effet d’une douche glacée. Un certain nombre d’outranciers grommelèrent quelques paroles entremêlées d’épithètes fort peu gracieuses pour l’honorable corporation dont Will était le plus bel ornement.
– La paix, gentlemen ! continua-t-il de sa voix calme. Retournez à vos travaux. Nous sommes chargés de veiller à votre sécurité ; nul parmi nous ne faillira à sa tâche. Quant à moi, je vous le jure sur mon honneur, j’aurai le mot de cette terrible affaire. Eh ! Dieu me damne, je vous promets le réjouissant spectacle d’une ou de plusieurs magnifiques pendaisons.
Cette foule, impressionnable, nerveuse comme celles qui se composent d’hommes auxquels tous les excès sont familiers, battit des mains en poussant un hourra retentissant.
– Hepp !... Hepp !... Hepp !... Hourra !... Will for ever !
Le policeman était déjà rentré dans le wagon et continuait ses recherches. Elles aboutirent à bien peu de chose. Convaincu de leur inutilité, il mesura minutieusement les empreintes sanglantes laissées par les mains de l’assassin, retira doucement le couteau de la poitrine du mort, en examina la forme, lut l’adresse du fabricant et se préparait à se retirer, quand ses yeux tombèrent machinalement sur un objet de petite dimension dont la vue lui arracha un brusque mouvement de surprise.
Il ramassa l’objet, le serra précieusement dans sa poche et sortit du dray en murmurant :
– Allons, la chance me favorise dès le début. Puisse-t-elle m’être fidèle !
Il se dirigeait lentement vers le casernement des hommes de police, quand un homme d’une taille colossale l’aborda brusquement et lui dit :
– Vous savez que le Français est parti cette nuit.
– Quel Français ?
– Celui dont le Juif avait acheté le claim, ainsi que les pierres, les outils et les effets de campement.
– Oui. Où voulez-vous en venir ?
– Attendez. Le Français est parti en compagnie de deux blancs que l’on n’a jamais vus sur le kopje. L’un et l’autre portent le costume des explorateurs.
– Mon garçon, vous perdez votre temps à m’apprendre ce que je connais aussi bien que vous.
– Qui sait ?
» Dans tous les cas, savez-vous ce que je viens de trouver sous la tente achetée par le Juif, et qu’il n’avait pas encore eu le temps de démonter ?
– Dites, si vous voulez.
– Cette gaine. N’irait-elle pas au couteau que vous avez trouvé planté dans la poitrine du vieil homme ?
– Donnez.
Le fourreau s’adaptait parfaitement à la lame. Il n’y avait pas d’erreur possible, étant donnée la forme particulière de l’arme.
– Qu’est-ce que cela prouve ? demanda Master Will.
– Qu’il se pourrait bien que le Français ou ses compagnons, peut-être tous les trois, soient les véritables auteurs de l’assassinat.
– Peut-être ?... termina le policeman plus flegmatique que jamais.
III
Sous un baobab, en attendant le déjeuner. – Tout arrive, dans la vie. – Victime des romans de voyages. – Un voyageur qui n’a pas la vocation. – Projets de futurs millionnaires. – Comment les Catalans prononcent les b et les v. – Ouragan musical. – Virtuoses qui soufflent en tempête. – Prédicant ou clerc d’huissier. – Procédé original d’expulsion. – Souvenir aux pompiers du maréchal de Lobau. – Roueries de naïfs enfants de la nature. – Mystère !...
Quatre jours se sont écoulés depuis le lugubre épisode qui a signalé le passage d’Albert de Villeroge au kopje de Nelson’s Fountain.
Nous le retrouvons présentement avec son ami, Alexandre Chauny, allongé sous un baobab[2] colossal, dont le tronc, portant près de vingt-cinq mètres de circonférence, se divise, à deux mètres du sol, en quatre branches énormes, qui se courbent en dehors et laissent entre elles une chambre spacieuse.
Un animal de moyenne taille, qu’un naturaliste reconnaîtrait à première vue pour un pacochère du Cap (Sus pacocherus) ou sanglier à large grouine, embroché tout d’une pièce à une tige de bois odorant, crépite au-dessus d’un brasier ardent. C’est un marcassin, bien que ses défenses aient déjà dépassé en longueur celles des vieux solitaires d’Europe.
Le factotum d’Albert, Joseph, fourbit un fusil, tout en surveillant attentivement ce rôti, dont la saveur et la vue semblent ravir les deux noirs dont nous avons précédemment décrit le costume hétéroclite. Leurs larges faces brunâtres, plutôt que noires, se dilatent, en contemplant ce spectacle réjouissant pour des estomacs indigènes toujours hantés par la fringale. Les deux compères, tout en vantant dans leur patois pittoresque, les vertus culinaires du petit éléphant, – ainsi nommé par les Zoulous à cause de la longueur de ses crocs, – se gardent bien d’aider, si peu que ce soit, l’Européen. Immobilisés dans leur béate paresse, ils regardent, en tournant leurs pouces, le Catalan s’évertuer à sa multiple besogne.
2
Le Baobab (