Ainsi, le hasard lui révélait brutalement les infâmes projets du bandit. Klaas n’était plus le bourru bienfaisant dont les services et les attentions, un peu rudes dans la forme, avaient cependant, eu égard à la situation présente, un prix inestimable pour les deux abandonnées. C’était un misérable dont les passions ne connaissaient aucun frein, et qui pour les assouvir ne reculerait devant aucune éventualité. La blessure d’Albert, les tentatives opérées pour le retrouver, les nouvelles concernant sa position, mensonge ! Mensonge aussi l’intervention de Klaas, lors de l’attaque de la voiture sur les bords de Brak-River ! Mensonge en tout et partout, sauf hélas, l’implacable et lugubre résultat de cette série d’infamies qui se résumait en deux mots pour Anna : Assassinat de son père et captivité pour elle.
Le noir, en entendant le gémissement sorti du wagon, s’était tu.
– On nous entend, reprit-il à voix basse, après un moment de silence.
– C’est vrai, mais on ne nous comprend pas.
» Pars. Dis à mes frères que c’est bien. Crâne-Fendu aura bientôt la femme aux cheveux noirs. Quant à vous, continuez à bien nous servir. Soyez fidèle et bientôt, vous aurez du Cape-brandy de quoi remplir Mosi-oa-Tounya.
» Tu entends, Caïman.
– Oui, reprit le chef avec un accent d’ardente convoitise.
– Quand nous aurons trouvé les cailloux avec lesquels les Cafres percent leurs meules, les Betchuanas auront pour leur vie entière l’eau de feu des hommes blancs, insista le Boër.
– L’eau de feu et les fusils...
– C’est entendu.
– Si mes frères font prisonniers Albert et les deux autres, pourront-ils offrir leur sang aux Barimos et manger leur chair ?...
– Non. Les Betchuanas nous les remettront vivants, après les avoir dépouillés de tous leurs habits qu’ils nous remettront également.
– Pourquoi ?
– Je le veux. Obéis. Sinon, pas de fusils, pas de Cape-brandy.
– C’est bien. Adieu, tu as la parole d’un chef.
– Adieu.
Madame de Villeroge, frémissante d’indignation et de douleur, fit à sa compagne épouvantée cette terrible révélation, et la nuit entière fut employée par les deux recluses à former, à voix basse, les plans les plus audacieux, mais hélas, aussi, les plus irréalisables.
Réduites à leurs seules ressources, immobilisées par leur faiblesse, perdues au milieu du désert, tout leur était impossible, même la fuite, surtout la fuite.
Cependant, ces révélations, quelque affreuses qu’elles fussent, avaient eu l’incomparable avantage de leur apprendre qu’Albert vivant se trouvait près d’elles, c’est-à-dire non loin des chutes, et que Klaas, connaissant l’audacieux projet du jeune homme, se dirigeait vers le même point. Enfin, au lieu de s’endormir dans une sécurité trompeuse, il leur serait au moins possible, sinon d’entrer en lutte ouverte avec le bandit, du moins de se tenir sur la défensive, et de se soustraire, si besoin était, par la mort, à ses tentatives.
Elles dissimulèrent tout d’abord, quelle que fut l’horreur que leur inspirât sa présence, et se contentèrent de le tenir plus que jamais à distance, quand il s’en vint gauchement leur souhaiter le bonjour quotidien.
Klaas qui croyait être aimable, et s’imaginait depuis quelque temps tourner au talon rouge, reprit d’un air bourru sa place sur le devant du char et déchargea sa colère sur l’attelage qu’il fouailla d’énormes coups de chambock.
C’est alors que madame de Villeroge, surmontant toute pusillanimité, ne craignit pas de se piquer profondément le doigt, afin d’écrire, avec son sang, sur la page blanche d’une bible, le message trouvé par le bushranger.
Enfin, persuadées qu’en inventoriant minutieusement tous les recoins de l’immense bazar roulant, elles pourraient au moins trouver une arme, utile à leurs mains toutes faibles et malhabiles qu’elles fussent, elles cherchèrent avec acharnement pendant toute la journée qui suivit.
La bouderie de leur geôlier leur permit d’opérer ces recherches sans le moindre dérangement. Le hasard les servit à souhait. Elles finirent par découvrir un tonnelet de poudre enfoui sous des conserves alimentaires, ainsi qu’un revolver tout chargé, enfermé dans son étui et qui se trouvait enveloppé dans un monceau de papiers ayant appartenu au mercanti de Nelson’s Fountain.
Klaas se fut soucié d’un couteau comme d’une aiguille. Mais, une arme à feu est brutale, quelle que soit la main qui la manie. Si enfin, une balle, dirigée au hasard pouvait le frapper dangereusement, peut-être mortellement, il ne pourrait échapper à l’explosion du baril qui mettrait en pièces le dray, dussent les prisonnières être les premières victimes.
Telle était la situation au moment où Sam Smith, sauveur fantaisiste et peu convaincu, abandonnait la partie devant la troupe de gens furieux qui arrivaient de tous côtés en hurlant : À mort !... À mort !... le bushranger !
IX
Les frères ennemis. – Guerre d’extermination. – Tribu anéantie. – Les trois grandes familles africaines du Sud. – Cafres, Hottentots et Bushmen. – Voyage périlleux sur le haut Zambèze. – Encore échoués. – Joseph, qui n’a pourtant pas la berlue, croit voir marcher les roches. – Tête-à-tête avec un hippopotame en furie. – Navigation sur des eaux teintes de sang. – Amour maternel. – Sur l’île du jardin. – Le Révérend se prend au sérieux et master Will proteste. – Appel désespéré.
Il est à peu près certain, au moment où nous écrivons ces lignes, que la tribu des Batokas, chez lesquels Alexandre avait reçu une hospitalité si cordiale, a complètement disparu du sol africain. Naguère florissante et possédant un rudiment de civilisation qui excitait la jalousie de ses voisines, cette peuplade était déjà bien déchue de son ancienne prospérité, lors des voyages du docteur Livingstone. Les champs cultivés avec persévérance pendant de longues années, se trouvaient envahis par les herbes folles, et le désert, un instant modifié par le travail de ces noirs agriculteurs, reprenait son ancien aspect. La guerre acharnée, cette guerre d’extermination qui ne connaît ni trêve ni merci, éclaircissait de plus en plus les rangs de ces malheureux indigènes dont les derniers débris se pressaient autour des chefs dépositaires de la légende des Barimos. Attachés à la séculaire croyance de leurs pères, ils ne voulaient pas abandonner la grande cataracte où se produisait ce phénomène que, dans leur naïve superstition, ils regardaient comme la manifestation des puissances surnaturelles. Le dernier voulait mourir en contemplant Motsé oa Barimos, les pilons des dieux. Les dieux hélas ! restaient sourds aux ferventes prières de ces désespérés, qui succombaient lentement, mais infailliblement, sous les attaques réitérées des Makololos, leurs implacables ennemis, issus pourtant comme eux du même tronc originel.
Les Batokas appartiennent en effet, – appartenaient plutôt, – à cette immense famille des Betchuanas, qui font partie de la race Cafre, laquelle occupe les trois quarts de l’Afrique australe. Puisque cette question des races sud-africaines, se trouve incidemment soulevée, l’auteur voudrait, sans toutefois abuser de la patience du lecteur, faire une petite incursion dans le domaine de l’ethnographie. Notre récit n’en sera que plus substantiel, car, en somme, nous ne faisons pas seulement du drame, mais encore, le cas échéant, de la géographie.
Les innombrables tribus habitant cette immense territoire, peuvent se réunir en trois races suffisamment distinctes tant au point de vue des individus, qu’à celui du langage,