– Maintenant, reprit Alexandre, à mon tour d’agir.
» Toi, Albert, tu vas m’amarrer solidement sous les aisselles, avec un de ces câbles végétaux. Puis, au fur et à mesure que je m’avancerai en nageant, tu fileras doucement la liane. Quand il n’y en aura plus, vous ajouterez la seconde à la première.
» Vous, Master Will, prenez ma carabine et ouvrez l’œil. Il se peut que je fasse la rencontre d’un hippopotame. Si le cas se présente, faites feu.
– Ah ! mais non, monsieur Alexandre, interrompit avec vivacité Joseph. Ce n’est pas à vous de faire le terre-neuve. À moi de repêcher les négros.
– Et moi donc, fit Albert, crois-tu que je m’en vais me borner à ce rôle qui consiste à filer une amarre, pendant que tu vas risquer de te faire broyer les os.
– Albert, je le veux.
– Et moi aussi.
– Je vous dis, messieurs, que je vais vous mettre d’accord. Monsieur Albert, vous devez vous conserver pour madame Anna. Vous, monsieur Alexandre, vous avez votre mère. Moi je suis seul. J’ai aventuré mes os pour moins que ça, et pas plus tard que ce matin.
» C’est dit, n’est-ce pas, à moi le plongeon.
– Soit, répondit Alexandre. Notre lutte de générosité pourrait être préjudiciable aux malheureux que nous voulons sauver.
» Partez, Joseph. C’est une bonne action dont je vous suis débiteur.
– Caraï, monsieur Alexandre, vous êtes assez riche pour cela. Je vous ferai d’ailleurs crédit.
» Une et deux !...
L’intrépide Catalan s’élança au milieu des flots qui rejaillirent en poussières irisées. Puis, il se mit à nager vigoureusement vers le point où se débattaient convulsivement les deux noirs épuisés. De minute en minute, le courant enlevait quelque pièce de leur radeau dont les fragments disjoints, oscillaient à chaque mouvement du remous.
En dépit de l’énergie que leur inspirait cette tentative de sauvetage, ils pouvaient à peine se maintenir aux derniers morceaux de leur épave.
Un cri d’angoisse retentit poussé par Albert et Alexandre, en voyant la frêle plate-forme brisée tout à coup contre un roc. Le dévouement de leur ami allait-il donc être inutile !
Non, fort heureusement. Deux madriers arrêtés au passage par des pointes aiguës, s’encastrèrent solidement entre les aspérités, et les naufragés purent s’y cramponner désespérément.
Joseph arrivait en même temps, en soufflant comme un cétacé.
– Hardi ! les enfants, s’écria-t-il tout joyeux. Il était temps, n’est-ce pas ? Allons, encore un petit coup de nerf. Surtout, ne vous accrochez pas à moi, car vous me feriez boire un vilain coup.
» Tiens, ils ne me répondent pas. Seraient-ils morts ?
» Caraï !... Ils sont couleur de cendre ! C’est la peur.
» Allons, houp !
Il dit, empoigna un des noirs de chaque main, en saisissant entre ses doigts nerveux leur chevelure laineuse et se mit en devoir d’opérer le retour.
Le courant, heureusement, facilitait cette manœuvre qui eut été impraticable en remontant. Joseph, en dépit de sa vaillance et de son adresse, alourdi par ce double fardeau, eut infailliblement coulé à pic. Il n’avait qu’à se laisser dériver vers le promontoire formé par la pointe de l’île et l’amarre tendue par Albert et Alexandre devait suffire à assurer sa direction au cas où le courant l’eût écarté. Le difficile était de se maintenir au-dessus de l’eau et Joseph se demandait, non sans inquiétude, par quel procédé il réussirait à soustraire à l’asphyxie les pauvres noirs, inertes comme des cadavres.
Le fracas de la cataracte l’empêchait d’entendre les avis de ses compagnons qui, ignorant la syncope des naufragés, leur criaient de venir l’un après l’autre en s’amarrant à la liane. Un des madriers composant la charpente du radeau venait d’être emporté. Il n’en restait plus qu’un seul. Il se composait, fort heureusement d’un bois excessivement poreux, et analogue au fromager de la Guyane. Joseph, à bout d’expédients, l’enserra vigoureusement entre ses jambes, poussa un cri d’appel strident, et se laissa dériver, en étreignant de toutes ses forces la laine épaisse qui se tordait sur le crâne des noirs.
Albert et Alexandre, peu édifiés sur la solidité de la liane, virent avec une inexprimable angoisse cette manœuvre dont ils ne pouvaient concevoir la pressante nécessité. Si l’amarre végétale venait à se rompre, les trois hommes étaient irrémédiablement perdus ! Tant d’héroïsme devait avoir sa récompense. Les trois corps tanguèrent, roulèrent, tourbillonnèrent, mais la liane tint bon, et deux minutes s’étaient à peine écoulées, que Joseph, haletant, courbaturé par ce suprême effort, venait s’échouer doucement avec les deux Africains toujours inanimés.
Il était temps, car il défaillait à son tour.
Les indigènes n’étaient pas de petites maîtresses sujettes aux pâmoisons. À peine soustraits à l’absorption immodérée du liquide, et frictionnés d’ailleurs vigoureusement par leurs sauveteurs, ils remuèrent les jambes et les bras, écarquillèrent leurs gros yeux de porcelaine, et poussèrent simultanément un éternuement dont la sonorité prouvait en faveur du parfait fonctionnement de leurs organes.
– À vos souhaits ! fit imperturbablement Joseph, et aux miens !.... continua-t-il en éternuant à son tour avec une égale intensité.
» Raje de Dios ! Je suis content tout de même, pas vrai, monsieur Alexandre... Il était temps que j’arrivasse, allez. Sans cela, les négros ils étaient proprement noyés, les pauvres !...
– Ah ! mon pauvre Joseph, répondit Albert tout frémissant encore à la pensée du péril que venait de courir son frère de lait, quelle peur tu nous as faite !
» Rien de cassé ni d’avarie, n’est-ce pas ?
– Solide comme les casemates du fort de Prats-de-Mollo !
– À la bonne heure. Quant aux noirs...
» Tiens !.... Est-ce que la terreur leur a détraqué la cervelle ? vois donc, Alexandre, avec quelle stupeur ils te contemplent.
– Eh ! pardieu, je ne me trompe pas, ce sont de vieilles connaissances à moi. C’est Gun, le fils de Magopo, et Horse,[32] son neveu.
» La rencontre est bizarre et agréable.
Mais les jeunes Batokas, deux superbes échantillons de la race cafre, taillés comme des athlètes, tremblaient de tous leurs membres et ne pouvaient articuler un mot, tant leurs dents claquaient. La vue des Barimos eux-mêmes, ces légendaires divinités de la cataracte, eut seule pu les atterrer à ce point.
– Voyons, mes enfants, leur dit affectueusement Alexandre, rassurez-vous. Je ne suis pas un inconnu pour vous. Il n’y a plus aucun danger. Vous êtes bien vivants et je suis votre ami, en chair et en os...
– Le chef... Le chef blanc !... balbutia Gun avec effort, pendant que Horse pétrifié, semblait près de piquer une tête dans le Zambèze, plutôt que de rester plus longtemps en présence d’un être qui lui semblait surnaturel.
Alexandre fit un pas et tendit cordialement la main à Gun qui avança et retira la sienne, comme si le Français lui eût présenté une barre de fer rouge.
– Je n’y comprends rien, reprit-il étonné. Ces pauvres enfants me semblent fous à lier...
– C’est bien le chef... dit enfin Horse.
– Oui ! Le grand chef... notre ami, reprit Gun qui, avec l’incroyable mobilité d’esprit des noirs, se mit à rire à gorge déployée.
Horse l’imita sans désemparer, et des éclats de rire inextinguibles retentirent pendant une bonne minute, sous l’épaisse feuillée.
32
Lors des voyages du docteur Livingstone, un grand nombre d’enfants reçurent le nom Ma-Robert, que les naturels avaient donné à mistress Livingstone d’après la coutume du pays, et beaucoup d’autres furent appelés Gun (fusil), Horse (cheval), Wagon, Bible, etc. Cet usage s’est perpétué jusqu’à nos jours.