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Les chevaux débridés et dessellés, paissent en liberté l’herbe rare et jaunie couvrant le sol en dehors du terrain abrité par le baobab.

Albert de Villeroge continue une conversation fort intéressante sans doute, car son ami l’écoute sans presque l’interrompre, et sourit de temps en temps à quelque saillie dont la verve endiablée dériderait un fakir indou.

– Vois-tu, mon cher, tout arrive, dans la vie. Le roman... il n’y a que cela de vrai ; et les conceptions les plus biscornues de l’esprit humain finissent quand même par se réaliser.

» Notre présence sous ce baobab, contemporain peut-être des temps bibliques, est la preuve de cette proposition que tu trouvais tout à l’heure un peu risquée.

– Oh ! pour la forme.

– Peu importe. Je te le répète, tout arrive, même l’impossible.

– Surtout l’impossible, interrompit imperturbablement Alexandre Chauny.

– Tu as beau plaisanter à froid. L’événement m’a jusqu’à présent donné raison.

– Pas en ce qui te concerne, du moins.

– Soit. J’étais prédestiné aux aventures, je n’en disconviens pas. Tu te rappelles, ces enfièvrements où me jetaient les drames aventureux de Gustave Aimard, les pages brûlantes de Gabriel Ferry, les ardentes luttes de Duplessis, ou les épopées de Cooper !

» Les yeux fixés à mon dictionnaire, dans lequel j’intercalais les feuilles des volumes mutilés, je sentais mon cœur battre jusqu’à la syncope, au récit des exploits de ces aventuriers grands comme des conquérants !... Pindray, le terrible, devant lequel tremblaient les bandits de la Sonora. Raousset-Boulbon, l’intrépide à la gloire duquel rien n’a manqué, pas même la calomnie... Et les courses à travers le Grand-Ouest, avec le Canadien Bois-Rosé, ce héros du devoir.

» J’entrevoyais ces vallons calcinés, dont les gisements d’or aux rayons fulgurants sont gardés par les démons à peau rouge. Ces champs désolés où blanchissent les ossements des guerriers du désert. Ces forêts opulentes, mais maudites où l’homme se débat contre l’étreinte de l’infini. J’ai consumé ma jeunesse hanté par la pensée de ce paradis à peine entrevu, dont mes écrivains favoris m’exaltaient à l’envi les voluptés poignantes.

– Bravo ! mon cher. Si, au lieu de parler dans le désert, nous sommes bien en plein désert, n’est-ce pas, tu t’adressais à une classe de rhétorique, tu enrôlerais immédiatement une jolie compagnie de lycéens.

» Quant à moi, qui ai depuis longtemps passé l’époque bienheureuse, où l’on use sur des bancs de bois blanc des fonds de culottes trop courtes, je t’avouerai que je ne vois dans notre position rien de voluptueux, ni de paradisiaque.

– Prosaïque, va !

– Voyons, raisonnons un peu, si c’est possible. Je suis tout simplement un brave Beauceron que n’a jamais tenté le démon des aventures. Je suis terre à terre comme le sol où j’ai vu le jour. Si j’étais né dans un port, où le va-et-vient des navires peut éveiller chez l’enfant ces idées d’inconnu, ces besoins de mouvement, passe encore. Une rade, possède une sorte de saveur d’exotisme à laquelle nul ne peut se soustraire. Tandis que moi, vulgaire habitant d’un pays dont nul ne pense à sortir, qui partageais bien gentiment ma vie entre les soins donnés à ma terre, et les relations mondaines du Tout-Paris contemporain.

– ... Tu te trouves chez les Betchuanas de l’Afrique Australe, sous un baobab monstrueux, en tête-à-tête avec un sanglier cuit à point que tu vas dévorer d’excellent appétit.

» Là... Tu vois bien que tout arrive, qu’il n’y a de vrai que le paradoxe et que les extrêmes se touchent.

» Car, en somme, en te voyant ruiné à plat, tu t’es dit : Voyons, il faut arriver aux moyens de refaire ma fortune... rapidement et honorablement. Pour un homme terre à terre, et immobilisé à ta glèbe beauceronne, tu as choisi un singulier procédé. Je le trouve même, entre nous, légèrement panaché de cette saveur d’exotisme dont tu me parlais il y a un moment.

– D’accord. Mais, j’ai raisonné mon affaire au simple point de vue industriel, et sans le moindre enthousiasme. Étant donné le prix du diamant et la moyenne des pierres découvertes par les mineurs, j’ai calculé qu’il me suffisait de quelques années pour récupérer mon million et demi dévoré par le krach.

– Il n’en est pas moins vrai que, sur le simple appel d’un vieil ami, tu as, sans hésitation, abandonné un claim peut-être opulent, que tu es parti à l’aventure, à la recherche d’une fortune pour le moins aléatoire, que tu peux courir des dangers terribles, ne pas récolter un rouge liard, et dépenser en pure perte ton temps et ta santé.

– Mais, mon cher Albert, mon amitié pour toi me faisait un devoir de t’accompagner.

– Eh ! pardieu, voilà où je voulais en venir. Ton prosaïsme n’existe même pas pour la forme. Tu es bel et bien du bois dont on fait les aventuriers, – ce mot étant, bien entendu, pris dans son acception la plus honorable. Car, en fin de compte, ce qui constitue ce tempérament spécial au coureur d’aventures, n’est-ce pas cette faculté de se sacrifier à une chose, à un sentiment, à une idée.

» À deux reprises différentes, tu es parti, très crânement, sans la moindre hésitation. Cela ne m’a pas étonné, car je me doutais bien qu’avec ton flegme apparent, tu finirais, tôt ou tard, par une gigantesque escapade.

– Le beau mérite, en vérité. Je ne voyais plus à Paris que des gens gênés à mon aspect, comme si j’allais prendre d’assaut leur portefeuille. Quant à l’abandon de mon claim, suis-je bien plus fou en courant la chance de trouver avec toi une cagnotte monumentale, que de rester à fouiller, avec l’acharnement d’un carrier, un trou vaseux au fond duquel je puis, à chaque instant, être réduit en bouillie ?

– Tu ne veux pas en démordre, comme tu voudras. Nous allons dévorer notre rôti, puis, en route pour le pays des millions.

– Pourquoi pas des milliards ?

– Des milliards, si tu veux. Je n’en demande pas tant. Quand j’aurai rebâti Villeroge, acheté les châtaigneraies voisines, offert à Anna une parure en brillants, je m’amuserai à rééditer la fastueuse légende de feu Potemkin. Je sèmerai des diamants partout. J’en distribuerai à tort et à travers. Puis, comme il est de très mauvais goût de se consteller de ces cailloux étincelants, à l’instar de ces Brésiliens qui ressemblent à des vitrines du Palais-Royal, j’en ferai sertir aux harnais de mes chevaux, aux colliers de mes chiens, que sais-je encore. Mes valets de pied porteront chacun une épingle de cent mille francs. Ils seront chargés en mon lieu et place d’afficher un luxe absurde et d’avoir mauvais goût. Un mauvais goût que le premier venu ne pourra pas étaler, pourtant.

– Tu es fou.

– Monsieur est servi, interrompit Joseph qui, s’aidant de la broche comme pivot, découpait méthodiquement le marcassin cuit à point.

– Cela manque un peu de vaisselle plate, reprit Albert, mais bah ! à la guerre comme à la guerre.

– Si nos anciens amis qui évoluent, en ce moment, enveloppés dans leurs gâteuses, entre Tortoni et la rue Drouot, pouvaient nous voir en cet état !... Quelle bordée de quolibets.