On touche avec deux petites baguettes de tambour le marimba, auquel Alexandre eût pu donner plus justement le nom d’harmonica. Le son en est doux, assez agréable, et l’artiste arrive à une rapidité d’exécution qui serait appréciée par nos virtuoses d’Europe eux-mêmes.
Le joueur de marimba dont la chevelure rouge flamboyait comme une monumentale pivoine, termina sa sérénade par un trille vertigineux, et attaqua sans désemparer un air dans lequel Albert et Alexandre reconnurent non sans un étonnement profond, le « God save the Queen ».
Seshéké, ayant appris du docteur Livingstone le chant national des Anglais, l’avait adapté sans façon à sa majesté tropicale, et exigeait que ses sujets l’exécutassent dans chaque solennité.
Les Européens eurent à peine le temps de faire leurs réflexions sur cette fantaisie musicale passablement inattendue, car les femmes indigènes firent passer de nouvelles boissons qu’elles distribuèrent avec cette surabondance habituelle aux noirs toujours en quête d’occasions de boire outre mesure.
À l’embonpoint qu’elles étalaient majestueusement, il était facile de reconnaître en elles la fine fleur de l’aristocratie du cru. De véritables grandes dames dont les mains délicates ignorent le dur labeur des gens du commun, et qui, avec leur courte jupe de peau de bœuf rendue aussi fine que du drap, et leur petit manteau coquettement drapé sur l’épaule, avaient réellement fort bon air. Leurs jambes et leurs bras, enduits d’une épaisse couche de beurre et luisants comme de l’ébène, disparaissaient littéralement sous d’énormes bracelets de laiton, alternant avec de larges anneaux d’ivoire. Quelques-unes, exagérant encore la grosseur de ces parures encombrantes, avaient les chevilles et les poignets écorchés. Mais c’est la mode. Et la mode, là-bas comme chez nous, a des exigences à ce point impérieuses, que le sang de ces naïves victimes d’une élégance barbare, coulait en filets vermeils.
Aussi, un murmure approbateur les salua-t-il quand elles apparurent portant les paniers de boyaloa.[33]
– Qu’elles sont belles ! Comme leur peau brille ! Comme leur sang rougit agréablement les anneaux d’ivoire ! murmuraient les spectateurs avec admiration.
Tout en cheminant avec leur allure lourde de canards obèses, elles ne se faisaient pas faute de prélever sur leurs paniers quelques larges lampées qu’elles dégustaient avec un sybaritisme tout à fait réjouissant.
Alexandre, gracieusement sollicité par ces Hébés tropicales, but sans sourciller la bouillie claire, pompeusement dénommée bière par des voyageurs altérés, mais sans préjugés. En effet, si ce breuvage composé de dourasaïfi, c’est-à-dire de sorgho, dans lequel le grain se retrouve à l’état de farine grossière est très nutritif, il est assez peu rafraîchissant. Il favorise cette obésité qui, chez le sexe aimable, est le comble de l’élégance, mais il faut avoir le gosier à l’épreuve pour l’absorber.
Albert et surtout Joseph, sobres comme de véritables Catalans, buveurs d’eau convaincus, ne purent retenir une grimace de désappointement.
– Caraï ! murmura Joseph, c’est de l’eau de son, pas vrai, monsieur Albert... de l’eau de son avec un goût de médecine.
– Hum ! reprit Albert la bouche gluante, j’allais comparer ce mélange à la pâtée de maïs et de châtaignes que nos métayers donnent à leurs animaux pour les engraisser.
– C’est donc cela, que toutes ces « madames », « ils » sont comme des hippopotames à deux pieds.
Les « madames » ne comprirent pas heureusement la réflexion irrévérencieuse du jeune homme et l’une d’elles, voyant son embarras, s’approcha délibérément, lui enleva son panier et se mit à le vider avec le plus cordial sans-façon.
En dépit de ces préliminaires engageants, Alexandre n’avançait qu’avec la plus extrême circonspection dans la direction du kotla à une extrémité duquel se tenait le chef, entouré de ses plus hauts dignitaires. Familiarisé avec les coutumes de ces sauvages africains, il semblait même légèrement inquiet en voyant que le héraut, retourné depuis un moment près du monarque, tardait à revenir.
Il y eut ensuite un long conciliabule, puis une interminable série de salamalecs entre le fonctionnaire trop méticuleux et son royal maître. Ce dernier se leva enfin, fit un signe, agita par trois fois la queue de chacal lui servant de mouchoir et poussa un cri strident qui fut couvert par un tutti formidable des instruments.
Alexandre laissa échapper un soupir de soulagement et murmura :
– Il était temps. Je commençais à désespérer.
– Craignais-tu une trahison ? demanda Albert.
– Avec ces gens-là, on ne sait véritablement jamais à quoi s’en tenir.
» Nous ne courions, quant à nous, aucun danger, mais nos deux plénipotentiaires eussent pu être renvoyés chez eux, ou gardés comme prisonniers.
– Tandis que maintenant ?...
– Ils vont recevoir un sauf-conduit.
– Je serais curieux de voir la remise de ce sauvage firman.
– C’est facile. Voici le héraut qui s’avance comme s’il marchait les yeux bandés entre des œufs épars sur le sol.
– Il est suivi de deux hommes portant des paniers.
– Est-ce encore leur infâme drogue ?
– Non. L’un de ces paniers contient vraisemblablement de la farine de manioc, et l’autre des poissons séchés.
» C’est une façon de faire savoir à Gun que la terre et les eaux sont à sa disposition.
– Bien. C’est très joli comme symbole. Mais quelle relique transporte donc avec ce respect exagéré notre vieux pontife.
– Diable, reprit Alexandre tout joyeux, sais-tu bien que Seshéké nous traite absolument comme ses égaux.
» Si sa royale cousine, Sa Majesté la Reine du Royaume-Uni, impératrice des Indes, venait le visiter, il ne pourrait faire ni plus ni mieux.
» Il nous fait les honneurs du Polouma.
– Cette espèce de fourrure portée au bout d’un bâton...
– Oui, jeune irrévérencieux. Cette peau d’un animal aussi vénéré ici que l’Éléphant blanc l’est à Siam, est l’oriflamme, le palladium, la relique, le fétiche par excellence de notre hôte.
» On ne le sort que dans les grandes occasions, pour avoir de la pluie quand la sécheresse menace de stériliser les moissons...
– ... Et pour faire succéder la sécheresse aux pluies trop copieuses.
– Naturellement. Mais ce n’est pas tout. Le Polouma rend la chasse abondante, la pêche fructueuse, éloigne l’épidémie, donne la victoire.
– Il fait en un mot tout ce qui concerne sa noble profession de fétiche.
– Et confère l’inviolabilité la plus absolue à l’heureux mortel qui en est pour un moment dépositaire.
– Une simple peau de singe, – si je ne m’abuse.
– Mais d’un singe noir comme le jais, à l’exception de la crinière qui est du blanc le plus pur et que l’on ne trouve que chez Matiamvo, le chef suprême des Bolondas.[34]
– Tu m’en diras tant !
– Et Matiamvo qui est le fournisseur habituel de ses confrères, les monarques du centre, ne lâche qu’à bon escient ce talisman des talismans.
– Je ne m’étonne plus du recueillement de notre vieux porteur de reliques.