–Et Gun ! Regarde-le donc ! Vois quel respect, quelle muette contemplation.
» Il fléchit le genou, frappe la terre de son front, se relève lentement, reçoit l’accolade de son collègue...
– On dirait vraiment qu’on lui confère le collier de la Toison d’Or.
– C’est fait. Gun est en possession du Polouma. Avançons sans crainte dans le kotla, nous sommes chez nous. Seshéké massacrerait tout son clan plutôt que de permettre qu’un seul cheveu tombât de la tête de nos deux Batokas.
Le héraut des Makololos, toujours affairé, toujours en mouvement, fait signe aux Européens de s’arrêter encore un moment avant d’entrer dans le kotla. Puis il disparaît en courant s’enfermer quelques minutes dans une case et reparaître complètement méconnaissable. Littéralement couvert de fétiches, de colliers, de gris-gris et d’amulettes, il s’est, en un tour de main, barbouillé la face avec de l’indigo et a eu le temps d’enfiler une lévite européenne couleur noisette dont les pans sont tellement longs, qu’un gamin les relève par derrière, comme un page qui porte la queue d’un manteau.
– Tiens ! c’est une houppelande de cocher de fiacre, s’écria Albert stupéfait.
– En vérité, répondit gravement Alexandre, et ce vêtement qui a dû avoir une destinée passablement baroque avant d’arriver ici, fait, en somme, assez bonne figure sur le torse de notre noir chambellan.
– Mais le pauvre diable doit étouffer sous ce monument de drap.
– Il préférerait pourtant qu’on lui enlevât la peau de dessus les muscles plutôt que de s’en séparer.
» Silence ! nous voici sur le kotla, qui est aux indigènes ce qu’était l’« agora » pour les Grecs et le forum pour les Romains.
Le kotla de Seshéké a environ cent mètres carrés. Le sol en est battu comme une aire de grange et une fine palissade l’entoure de tous côtés. À l’une et à l’autre extrémité, s’élèvent deux beaux banians, au feuillage touffu, sous chacun desquels est placée une sorte d’estrade recouverte de peaux de léopards. Sur une de ces estrades, se tient Seshéké en personne. Il est vêtu d’une horrible veste à larges carreaux, comme en portaient il y a une vingtaine d’années les bookmakers, et d’un petit jupon en serge verte à liseré rouge. Il n’a pas de pantalon, mais ses jambes disparaissent dans une gigantesque paire de bottes, dont les semelles sont absentes. Cet accoutrement se complète de nombreux colliers de verroterie, d’un étui à lorgnette passé en bandoulière et d’un de ces tubes cylindriques en fer-blanc, dans lequel les militaires en congé enfermaient jadis leur acte de libération et leur feuille de route. Il porte en outre sur la tête une sorte de casque formé de chapelets de verroterie artistement enlacés et dont le sommet est surmonté d’une énorme touffe de plumes d’autruche. Un vrai costume de roi nègre d’opéra bouffe.
Auprès de l’estrade, sont assis trois jeunes gens ayant chacun un faisceau de flèches sur l’épaule et par terre, devant eux, un arc dont ils tranchent la corde quand le héraut introduit les ambassadeurs.
Au moment où ces derniers font leur apparition, Seshéké se lève, fait un signe, on lui apporte un de ces larges plats de cuivre appelés « neptunes » et qui a été préalablement rempli de cendres. Il s’en frotte la poitrine et les mains et fait passer le récipient aux Européens et aux Batokas qui l’imitent de confiance.
Puis, sans préambule, arrivent de tous côtés des guerriers armés jusqu’aux dents qui envahissent le kotla en agitant leurs armes et en poussant des cris furieux, sans doute pour montrer la puissance du sauvage monarque. Cette exhibition terminée, les guerriers reprennent leur place, tout le monde s’assied et commence une interminable série d’exercices, sans qu’il soit, le moins du monde, question de l’objet de la négociation.
Les entrevues entre les chefs africains du Sud ou leurs envoyés ont, en effet, cela de particulier que le motif de leur réunion paraît être la moindre des choses. Une fois qu’ils sont en présence, ils ne pensent plus qu’à boire, à cabrioler et à s’amuser comme de grands enfants, hier encore ennemis irréconciliables pour un motif la plupart du temps futile, et qu’une simple démarche suffit à réunir. L’essentiel est qu’ils soient entrés en accommodement. Dès que les divertissements sont commencés, le succès de la négociation est assuré, quelque graves qu’aient pu être les griefs antérieurs.
Aussi Alexandre, rassuré sur l’avenir, s’empressa-t-il d’édifier sur ces étranges coutumes ses amis qui, dès lors, ne pensèrent plus qu’à s’intéresser au spectacle extraordinaire de ces divertissements que bien peu d’Européens ont pu contempler.
Il y eut des assauts d’armes, des courses, des luttes, des tirs, des pantomimes, des danses et autres exercices dans lesquels excellent ces sauvages enfants de la nature. La série fut enfin terminée par une danse bizarre qu’exécuta Seshéké lui-même. Ses familiers apportèrent une énorme calebasse peinte en blanc mat et sur la sphéricité de laquelle de naïfs artistes avaient, tant bien que mal, figuré en noir des yeux, un nez, une bouche et des oreilles. Le monarque introduisit sa tête dans cette enveloppe monstrueuse, passa son torse dans un immense mannequin en forme de tonneau et tressé en branches flexibles comme celles de l’osier, de façon qu’on vît apparaître seulement ses jambes et ses bras. Ce mannequin, également peint en blanc et en noir, agrémenté de queues de bœuf et de plumes d’autruche était, en outre, coupé diagonalement par un large ruban de serge rouge.
Ainsi affublée, Sa Majesté atteignait le summum du grotesque. Ses hommes se placèrent sur un rang et se mirent incontinent à entonner un chant monotone accompagné de battements de mains. Seshéké prit place à vingt-cinq ou trente pas de la ligne et commença une représentation extraordinaire où il jouait le rôle d’une bête sauvage en fureur. Il sautait, gesticulait, cabriolait au milieu d’applaudissements enthousiastes qui augmentaient encore sa verve chorégraphique. Cela dura bien une demi-heure, puis, à bout de jambes et d’haleine, il disparut à toute vitesse pour reparaître courant de ses vêtements habituels.[35]
– Décidément, dit Albert pendant cette rapide éclipse, je n’ai jamais vu, ni même rêvé rien de pareil. Il faut quitter les pays civilisés et venir ici, en pleine Afrique, pour contempler un spectacle aussi extraordinaire.
– Je ne suis pas de ton avis, répondit Alexandre de son air froidement railleur, il n’est pas dans notre France de soirée à la mode ou même de simple sauterie provinciale ou la Terpsichore moderne ne se livre à de semblables fantaisies.
– Tu veux rire.
– Je suis sérieux comme un plénipotentiaire. Rappelle-toi ces messieurs graves dansant le cotillon, affublés de têtes d’âne, de porc, de grenouille, que sais-je encore et gigotant d’une façon aussi grotesque que ce digne Makololo, mais avec infiniment moins de nerf.
– Tiens, c’est vrai !...
– Remarque bien, en outre, que rien ne manque à la cérémonie, pas même le Champagne classique, si pittoresquement dénommé coco épileptique par un des personnages de la Vie de Bohème.
– Du Champagne !... Allons donc, la rencontre serait extravagante ici.
– Entends-tu ces détonations ? Vois-tu jaillir le liquide mousseux dans les coupes primitives qui croissent sur le calebassier.
» Oh ! tu peux en prendre sans crainte. La chimie contemporaine est étrangère à sa fabrication, et il pourrait affronter sans peine les éprouvettes du laboratoire municipal.
» Tiens, bois... continua Alexandre en recevant des mains d’un jeune garçon, un flacon formé par un entre-nœud de bambou et dont le bouchon venait de s’échapper avec fracas.