– Mais, c’est exquis. Ah ! çà, toi qui connais tout, ici, donne-moi la formule de ce Rœderer africain.
– Rœderer, Cliquot ou Montebello, comme tu voudras l’appeler, il se tire tout simplement de la sève contenue dans le fruit d’un palmier qui pousse en abondance aux environs, et auquel les indigènes donnent le nom de Palmyra.[36]
» Mais chut, soyons dignes. Voici le moment psychologique.
Seshéké largement abreuvé avait repris place sur son estrade couverte de peaux de léopard. Le héraut invita les trois Européens et les deux Batokas à s’asseoir sur l’autre, puis, quand le silence se fut rétabli, le bonhomme commença d’une voix qui eût fait honneur à un héron-butor, une longue apologie de son royal maître et de sa vaillante armée. Il raconta ensuite les victoires remportées par les Makololos sur leurs ennemis, l’arrivée des hommes blancs, fit part du désir que chacun avait de vivre en bonne intelligence et termina en ces termes : « Les blancs sont bons, ils ont le cœur loyal. Les Makololos ont bon cœur, Seshéké n’a jamais fait de mal à personne. Puisque le chef blanc est l’ami de Seshéké et de Magopo, que les Batokas et les Makolos soient unis comme des frères !
» J’ai dit. »
Il apporta ensuite une sorte de pioche de fer, assez habilement forgée dans la tribu et creusa un trou profond.
Seshéké descendit alors de son siège, s’avança lentement et non sans dignité jusqu’à l’excavation. Il prit un faisceau de lances, en brisa les pointes et les lança sans mot dire au fond de la fosse. Gun se leva à son tour, s’approcha du trou et y jeta la poudre, les balles et le couteau que lui avait donnés Alexandre.
Le héraut rabattit les terres amassées aux bords, combla la fosse, planta la branche verte que lui présenta Gun et s’écria :
– Que cet arbre produise de la poudre, des balles et des couteaux, avant que l’amitié qui unit maintenant les Makololos aux Batokas soit rompue.
» Que ses feuilles se changent en fers de flèches et de sagaies avant que les Batokas deviennent ennemis des Makololos.
Seshéké tendit alors la main à Gun et le serra sur sa poitrine en l’appelant son fils.
Au moment ou s’accomplissait cette touchante cérémonie qui comblait les vœux des Européens, Alexandre, auquel sa haute taille permettait d’examiner la plaine par-dessus la palissade du kotia, fit un brusque mouvement de surprise.
Quelques Makololos accouraient à toutes jambes en poussant des clameurs d’épouvante à la vue d’une troupe nombreuse de noirs s’avançant en bon ordre, précédés par un homme que son costume faisait reconnaître pour un Européen.
Les intentions des nouveaux arrivants étaient manifestement hostiles, et le jeune homme ne put s’empêcher de faire part de ses appréhensions à Albert ainsi qu’à Joseph.
– Singulier épilogue d’un traité de paix, s’écria Alexandre ; car, je ne me trompe pas, ce sont les Batokas !
» Eh bien ! ils vont faire de belle besogne, et nous allons nous trouver dans une jolie situation !
– Dépêchons ! courons à leur rencontre et essayons, s’il en est temps encore, d’arrêter une irréparable catastrophe.
XII
L’odyssée de Sam Smith le bushranger. – Des dangers présentés par l’exercice d’une profession pour le moins suspecte. – Un voleur fantaisiste. – Conséquences de la conquête d’un cheval. – Sam Smith devenu gibier. – La chasse à l’homme. – Entre la broche et la corde. – L’embuscade. – Auxiliaires inattendus. – Bataillon carré. – Stratégie de guerriers africains. – La revanche de Sam Smith. – Magopo et les Batokas. – Smith bénéficie d’un quiproquo et de sa ressemblance avec Alexandre. – Guerre aux Makololos !
Depuis quelque temps la déveine poursuivait Sam Smith. Forcé d’abandonner l’Australie à la suite d’une série de méfaits qui, à défaut d’opulence, lui avaient valu une réputation aussi tapageuse que lourde à porter, le bushranger était, on s’en souvient, venu dans l’Afrique Australe espérant trouver pour son industrie un centre d’opérations plus facile.
La chance l’avait tout d’abord favorisé. Il avait pu rançonner à l’aise les diggers épouvantés de son audace, et prélever sans encombre sur les kopjes de New-Rush, Old-de-Beer et Nelson’s Fountain, l’impôt du bushranging. Mais bientôt les chercheurs de diamants, furieux d’être ainsi plumés vifs sans que la police pût venir à bout d’arrêter les exploits de ce gredin insaisissable, résolurent de se défendre eux-mêmes et formèrent une sorte d’association pour la répression du brigandage. Les razzias opérées par les filous vulgaires furent arrêtées net, car les mineurs, mettant en pratique la redoutable formule du juge Lynch, pendirent, sans plus tarder, non seulement les délinquants, mais encore les suspects. Il y eut bien de ci, de là, quelques innocents accrochés aux branches des mimosas, mais l’enseignement offert par ces exécutions sommaires ne fut perdu pour personne, et les vertus chancelantes furent affermies du coup.
Sam Smith réussit à échapper aux invisibles mailles de cet immense filet tendu autour de lui, mais en usant d’une excessive prudence et en ne s’adressant plus qu’à des hommes absolument isolés. Or, le bushranger qui était non seulement un audacieux, mais encore un fantaisiste, réduit aux simples expédients d’un banal coureur de grande route, perdit par cela même ce brio, cet entrain qui l’avaient rendu légendaire en Australie.
Au lieu de mener cette large existence d’aventures qui lui allait si bien, de se faire partout des complices en achetant les faciles consciences de gens sans préjugés, auxquels il prodiguait à pleines mains les sommes volées, au lieu d’être enfin un bandit fastueux et original, inspirant partout la terreur et l’admiration, il fut forcé de vivre chichement, sans grandeur, comme sans espoir.
Il résolut en conséquence d’abandonner ces diggins trop bien gardés, et de rechercher les exploitations encore en voie de formation. Sa bonne fortune d’autrefois eut, pendant un instant, comme un regain d’actualité au moment où les diggers d’avant-garde s’étaient abattus sur les terres avoisinant la rive droite du Zambèze, en face des cataractes Victoria. Il avait pu faire plusieurs bons coups et dissimuler, dans certaine cachette fort mystérieuse, quelques jolis cailloux qu’il se proposait d’aller négocier sous peu, soit au Cap, soit même en Europe, avant de se retirer définitivement des affaires. Plusieurs mineurs émigrés comme lui et auxquels il avait eu jadis affaire en Australie, encore sous l’impression de la terreur qu’il inspirait là-bas, s’étaient exécutés d’assez bonne grâce, quand il les avait dépouillés de leur pécule. Comme d’autre part leurs compagnons les avaient hués et bafoués, ils avaient encore exagéré, pour excuser leur couardise, la réputation du bandit, et celui-ci avait, de la sorte, assez rapidement reconquis son prestige et récolté quelques profits.
Son triomphe allait être de courte durée. C’est alors que les diggers du kopje Victoria – tel était le nom de la nouvelle exploitation, – furieux à leur tour d’être tenus en échec par un seul homme, s’unirent d’un commun accord, à l’exemple de leurs confrères du Sud, et résolurent d’en finir promptement. Grâce à cette ligue, les abords du Champ de Diamants devinrent inaccessibles à Sam Smith qui ne sut plus bientôt à quel diable se vouer. Son dernier exploit consista à dépouiller, on s’en souvient, Joseph des vingt mille francs que lui avait confiés Alexandre. Exploit plus fructueux que dangereux, étant donné la faiblesse du Catalan, qui, en toute autre circonstance, eût pu lui faire un mauvais parti. Nous ne rappelons que pour mémoire sa tentative opérée contre le Révérend et master Will. Arrêter un bandit sous l’habit d’un prédicant et demander à un policier sans le sou la bourse ou la vie, c’était tout à la fois le comble de la déveine et du ridicule.