Aussi, Magopo, tout joyeux de l’arrivée inespérée de celui qu’il regardait comme son ami le chef blanc, se mit-il avec la volubilité particulière aux noirs, à lui relater tous les incidents survenus depuis sa retraite précipitée devant les Mokololos.
Il lui raconta la fuite des Batokas, leurs pérégrinations à travers les régions désolées situées en amont des cataractes, leur désir de ne pas s’éloigner du lieu hanté par les Barimos, où se trouvent les réserves des pierres qui ont tant de prix pour les hommes blancs, et dont les noirs se servent pour percer leurs meules.
Le bushranger, à ces mots, eut comme un éblouissement. Il avait entendu parler, lui aussi, de la légende relative au fastueux Trésor des rois Cafres, et il ne pouvait douter que sa bonne étoile ne l’eût mis en présence du dépositaire du secret.
Il sut se contenir et réprima le tressaillement qui faillit l’agiter.
– Ah ! oui, les pierres à percer les meules, murmura-t-il froidement, d’un petit air dégagé.
– Tu m’as promis, en échange de celles que je t’ai données déjà, de m’envoyer l’eau de feu du pays des blancs, reprit Magopo avec une ardente convoitise.
– Tiens, dit en aparté le bandit, il paraît que le Français dont je tiens la place, fort avantageusement d’ailleurs, est un voyageur en liquides...
– Tu seras bientôt possesseur de tout ce qu’ont laissé mes ancêtres.
– Que faut-il faire pour cela ? demanda Smith avec une précipitation qui donnait un démenti complet à son apparente froideur.
– Attendre que les Barimos soient favorables, et que les Makololos aient quitté notre territoire.
» Gun mon fils va partir pour Mosi oa Tounya. Horse, l’enfant de mon frère, l’accompagnera. Ils connaissent les paroles sacrées que l’on prononce devant Motsé oa Barimos ; la prière des jeunes chefs sera agréable aux divinités du fleuve.
» Quant aux Makololos...
– Eh ! pardieu, nous les chasserons, interrompit brusquement Sam Smith.
– Les Makololos sont nombreux et terribles.
– Mais les Batokas sont les plus braves guerriers parmi les Betchuanas. Ne viennent-ils pas de mettre en fuite la troupe des blancs, malgré leurs chevaux, malgré leurs fusils.
» Si les Batokas ont pu battre les hommes de ma race, nulle peuplade noire ne pourra leur résister.
– C’est vrai, répondit Magopo frappé de l’apparente justesse de ce raisonnement. Mais, il faudrait que tu consentisses à combattre dans nos rangs et à tuer les Makololos, avec ta carabine, comme tout à l’heure les blancs.
– C’est pardieu mon intention.
– Sais-tu bien que Daoud défendait aux blancs de prendre les armes contre les noirs.
– Tu as raison. Mais, quand la cause des noirs est juste comme celle des Batokas, quand des hommes cruels comme les Makololos veulent les anéantir, les blancs doivent les secourir.
» Viens, chef, ne crains rien. Que le souvenir de Daoud nous protège et nous donne la victoire !
– Merci ! Tu es un brave. Nous partirons demain et nous serons vainqueurs.
– ... Et je mettrai la main sur le Trésor des rois cafres.
XIII
La forteresse roulante. – Sur les bords d’un affluent du Zambèze. – Paysage tropical. – La flore et la faune sud-africaines. – L’oiseau policeman. – Tisserands et secrétaires. – L’oiseau qui forge le fer. – Panique à l’approche de l’homme. – Compétiteurs gênants. – Deux parlementaires. – Entre frères. – Procédés préconisés par les Boërs pour obtenir des révélations de leurs prisonniers. – La trêve. – Déclaration de guerre. – Klaas fait parler la poudre. – Angoisses. – En attendant l’attaque.
Le lourd wagon qui a transporté les deux jeunes femmes et Klaas le Boër à travers l’Afrique Australe, est arrêté à quelques centaines de mètres du Zambèze, au bord d’un ruisseau s’élargissant en estuaire avant de se jeter dans le fleuve géant. Un léger filet d’une eau limpide coule en babillant à travers des pointes aiguës profondément implantées dans le sol, et auxquelles s’attachent d’épais flocons d’une écume nacrée, toujours mobile. Le lit de ce minuscule cours d’eau forme, sur la couche terrestre, une dépression à peine sensible, et pourtant, à la vue des érosions nombreuses déchirant les roches, des amas de cailloux roulés, bizarrement stratifiés en îlots épars de tous côtés, des amoncellements irréguliers de terre végétale, un œil quelque peu expérimenté doit reconnaître tout d’abord que, à certains moments, l’humble ruisselet doit se transformer en un torrent fougueux, irrésistible.
Un voyageur prudent se défierait, non sans raison, de ce sol tourmenté et chercherait, pour établir son campement, un emplacement quelque peu surélevé. C’est pour de sérieux motifs, ou par une inqualifiable insouciance que le Boër a installé son dray sur ce point, que rien ne protège contre l’irruption de ces rivières au régime inconstant dont le ruisseau est le type, que les pluies d’orage gonflent instantanément, et qui parfois, subissent des crues énormes dont rien ne saurait faire prévoir l’arrivée.
La maison roulante, placée en plein endroit découvert, est exposée aux rayons d’un implacable soleil qui doit rendre la température intérieure insupportable aux habitants. On a pris pourtant la précaution d’entasser sur la toiture en toile une épaisse litière de frondaisons vertes, déjà flétries. À cette velléité de défense contre la radiation solaire, se joint un système de fortifications destinées à isoler le véhicule de tout contact immédiat, sinon avec les eaux, du moins avec les hommes ou les fauves. Le chariot est en effet entouré, sur ses quatre faces, d’une palissade composée de traverses et de pieux derrière lesquels des cailloux ont été entassés à la hâte. Klaas, appréhendant peut-être l’approche d’ennemis redoutables, a préféré sans doute l’éventualité d’une inondation, dont rien d’ailleurs n’annonce l’approche, aux dangers d’une surprise opérée par les habitants de la plaine ou du bois. Les bœufs, parqués dans cette enceinte, lèvent languissamment leur mufle, roulent distraitement entre leurs mâchoires une maigre provende sabrée à la hâte, et aspirent les émanations de cette eau qu’ils ne peuvent atteindre.
Quel motif a donc pu décider le sauvage blanc à fuir volontairement le paysage merveilleux qui s’étale à quelques pas, avec cette splendeur inouïe que la fée des Tropiques prodigue à son parterre ? Les terrains, de nature différente, favorisent d’ailleurs cette opulente végétation, et les arbres les plus divers croissent comme à foison sur ce morceau de désert transformé en un véritable Eden.
Ici, des bambous énormes surgissent en touffes serrées à la base, et s’élargissent en larges panaches élégamment infléchis. Les tiges rigides, parfaitement cylindriques, aux entre-nœuds régulièrement espacés, couverts de feuilles d’un beau vert tendre, oscillent et se tordent au moindre souffle, avec ce susurrement étrange, inoubliable pour le voyageur qui l’a une fois entendu. De loin en loin, un beau palmier solitaire émerge de ces vagues de verdure, comme un gracieux chapiteau de frondaisons porté sur sa colonne immobile. Des fougères arborescentes confondent leur feuillage étrange avec les palmes des dattiers sauvages ; des goyaviers à l’écorce rougeâtre, mêlent leurs fruits odorants aux corolles des indigotiers. Les figuiers-sycomores, aux feuilles blanchâtres à la partie inférieure et parsemées en dessus de taches brunes, analogues à du sang coagulé, s’élèvent lugubres près des figuiers élastiques aux rameaux chargés de larges feuilles, lisses, dures, vernies, inflexibles comme des plaques de métal. Puis, contraste charmant, les légères folioles des légumineuses, s’échevèlent en un gracieux fouillis de dentelles au-dessus de ce champ de feuilles et de fleurs : Acacias-girafe aux siliques nourrissantes, acacia-detinens (attends-un-peu) aux branches hérissées d’épines redoutables, sensitives géantes, qui s’affaissent au contact de l’antenne d’un insecte ou de l’aile d’un papillon, mimosas aux effluves enivrants, bauhinias aux tiges bizarrement alternées en zigzags...