– Non, ma sœur. Je ne crains rien et j’espère.
– Oh ! moi aussi, j’ai la foi et cette foi ardente en la prochaine arrivée d’Albert, me donne une énergie surhumaine.
» Il vient. Je le sens, et nos maux seront finis.
» Vous verrez, Esther, comme ces bandits farouches s’enfuiront à son approche.
» Il est brave et fort comme un lion, et nul parmi eux n’osera affronter son regard terrible. Si vous saviez combien ces Boërs le redoutent !
– Je vous le répète : j’espère ; bien que le temps qui nous sépare du moment fatal soit bien court.
» Il faut un miracle.
– Albert l’accomplira.
– Si encore ces misérables n’en voulaient qu’au trésor ! Mais, hélas ! quoique depuis huit jours notre geôlier nous cache avec des précautions d’avare, ils connaissent le secret de notre présence ici.
« Avez-vous vu comme ils examinaient avec une étrange persistance le dray, le jour où cet homme dont la vue m’a rappelé le sombre drame où je devins orpheline, s’échappa de leurs mains.
» J’ai vécu sur les champs d’or, et je sais à quels monstrueux excès se livrent ces hommes qui ne connaissent aucun frein.
– Eh bien ! nous mourrons pour échapper à la honte.
Pendant ce temps, les diggers, calmés sans doute par la perspective d’une prompte solution, emplissaient au loin les airs de chants et de cris sauvages. Quelques-uns avaient soulevé le cadavre de celui qu’avait tué le Boër et l’emportaient pour le jeter dans la rivière. Les autres accompagnaient le lugubre cortège en dansant une farandole échevelée, et ce cri mille fois répété : Le Trésor des rois Cafres !... se répercutait à travers les bois, jusqu’aux rives du Zambèze.
XIV
Le plan de défense de Klaas. – Un taillis d’Euphorbes. – Préparatifs d’une expédition nocturne. – Opinion du Boër sur les revolvers. – Marche savante à travers les bois. – Klaas fait son profit de renseignements précieux. – Il apprend comment le plan volé à Joseph est tombé aux mains du Révérend. – Les frères ennemis. – Empoisonnement d’une rivière. – Effroyables conséquences d’un bain froid. – Tous aveugles ! – Terribles propriétés du suc de l’Euphorbe. – Le triomphe de Klaas est de courte durée. – Plus d’attelage. – L’orage. – L’inondation.
En attendant la nuit à la faveur de laquelle il espérait se débarrasser des diggers, Klaas, les yeux fixés sur le point où étaient campés ses ennemis, méditait laborieusement. Après avoir combiné plusieurs plans impraticables, il cherchait, avec sa ténacité de sauvage, de nouveaux moyens plus audacieux les uns que les autres, mais toujours impossibles à réaliser, eu égard à son isolement et au peu de temps dont il disposait. Le soleil déclinait rapidement, et le Boër qui commençait à compter les minutes avec l’angoisse d’un condamné à mort, allait désespérer, quand son regard tomba incidemment sur un monceau de rochers s’avançant en promontoire jusqu’au ruisseau.
Une étrange végétation couvrait ces granits blanchâtres, ou plutôt s’incrustait aux moindres anfractuosités et jaillissait de toutes les fissures. C’était un épais taillis de troncs rigides d’un vert pâle, élancés comme des cierges, et ne portant aucun vestige de feuilles. Rien de désolé comme cette flore symétrique, contrastant par sa morne régularité avec l’aspect chatoyant des bosquets d’alentour. Rien de lugubre aussi comme ces milliers de tiges semblables à d’énormes serpents de bronze plantés verticalement dans le roc, et auxquels un incompréhensible caprice d’artiste eût donné cette uniforme rigidité.
Un soupir de soulagement qu’on eût dit arraché du poitrail d’un bison échappa au Boër qui sourit et s’écria eu paraphrasant le mot de l’illustre géomètre syracusain :
– J’ai mon affaire !
Il venait de reconnaître l’Euphorbe, la plante redoutable aux piquants acérés, qui distille tout à la fois une huile et un suc mortels pour les hommes et les animaux. Il releva attentivement le point où se trouvait l’amoncellement granitique, supputa de l’œil la distance, fit une légère grimace de mécontentement en constatant sa proximité avec le campement des mineurs, puis haussa les épaules avec ce geste insouciant qui lui était habituel, et qui semblait dire : « Bah ! tout cela s’arrangera plus tard. »
Il rentra ensuite dans la partie du dray située à l’avant et où il avait fait élection de domicile. Il en sortit quelques instants après portant d’une main deux revolvers de fort calibre et une panse de couagga renfermant de la graisse de buffle. Il examina minutieusement les deux armes, s’assura du fonctionnement du mécanisme et de la qualité des cartouches. Bien qu’il eût lieu d’être satisfait de l’un et de l’autre, il maugréait tout bas :
– Je n’aime guère ces joujoux-là. C’est à peine si on les sent dans la main. On tire mal, avec ça, fit-il dédaigneusement. Puis, je me défie de ces balles grosses comme un tuyau de pipe. Pas de pénétration. Ça s’aplatit comme un florin, sans seulement mettre un homme hors de combat.
» Parlez-moi d’un bon roër avec ses balles de huit à la livre et additionnées d’un peu d’étain. On peut ainsi faire de bonne besogne. Mais, voilà ! je n’ai pas le choix des moyens. Mon fidèle roër me serait inutile cette nuit. Tandis qu’avec ces deux pattes de mouton, j’ai douze coups à tirer.
» Allons ! assez causé. Voilà le soleil qui disparaît, préparons-nous.
Il assujettit à l’arrière du wagon la lourde barre qui fermait la porte et d’une voix contrastant par son intonation respectueuse avec sa rudesse habituelle, il s’adressa, à travers la paroi de bois, aux deux femmes rigoureusement enfermées :
– Si vous entendez un peu de bruit, ne vous effrayez pas. Il y aura peut-être bataille là-bas. Je vais faire mon possible pour sortir d’ici.
Pas de réponse.
– Madame... Vous m’entendez. Vous aussi, mademoiselle. N’ayez pas peur. Il n’y a aucun danger pour vous.
Les captives gardèrent leur dédaigneux silence.
– C’est bon, c’est bon, grogna le rustre en retournant près du timon, nous règlerons cela plus tard. Cornélis et Pieter avaient pardieu bien raison. Je veux que le diable m’emporte si avant peu je ne suis pas le maître. Quand je devrais chavirer l’attelage dans la rivière et risquer de noyer ces deux tigresses en mouillant le tonneau de poudre.
La nuit vint bientôt sans crépuscule et tomba comme un voile noir sur le fleuve, la plaine et les bois. Klaas retira sa veste de cuir, se dépouilla de sa chemise de laine, enleva ses bottes et resta les jambes et le torse nus, vêtu seulement de ses étroites culottes de cheval. Il déboucha ensuite la panse de couagga, en retira de pleines poignées de graisse et enduisit copieusement sa face, son torse, ses bras, ses jambes, et jusqu’à son unique vêtement.
– Là, dit-il, voilà qui est bien. Si je tombe dans une embuscade et que ces drôles veuillent me mettre la main dessus, du diable s’ils pourront m’empoigner. Je glisserai de leurs doigts comme une anguille, et nulle force humaine ne saurait m’arrêter.
Il passa ensuite les deux revolvers à sa ceinture, s’arma d’un coutelas légèrement recourbé, analogue au machette des Mexicains et au sabre d’abatis des mineurs guyanais. Puis, il enjamba la palissade avec une agilité que l’on n’eût pu attendre de son torse de pachyderme et disparut en laissant le wagon à la garde de Dieu.
À mesure qu’il approchait du campement dont les feux commençaient à flamber, éclairant de lueurs fantastiques les mineurs occupés à préparer leur repas, son allure, rapide d’abord, se ralentit bientôt. Il mit ensuite son coutelas entre ses dents, s’allongea sur la terre et se mit à ramper entre les herbes, avec la souplesse d’un félin, étouffant jusqu’à sa respiration et sans produire plus de bruit qu’un reptile préparant son embuscade. Il allait lentement, mais sûrement, tâtonnant le sol de ses mains, de façon à éviter les craquements inopportuns d’une brindille sèche, écartant les herbes, se coulant dans les sentes tracées par les animaux sauvages, mettant en œuvre toute sa redoutable habileté d’homme de la nature.